J’avais eu l’occasion de coopérer avec les entreprises quand j’étais au gouvernement à la fin des années 80, dans plusieurs affaires de protection de l’environnement. Il s’agissait par exemple d’éliminer les CFC qui altèrent la couche d’ozone de la haute atmosphère. Les gaz propulseurs des bombes aérosol devaient être remplacés. L’Oréal s’y est prêté de bonne grâce. Nous avons décidé par ailleurs de supprimer le plomb dans l’essence et nous avons travaillé en bonne intelligence avec les raffineurs et les constructeurs automobile. De même c’est avec Danone et Saint-Gobain que nous avons imaginé comment organiser le recyclage des emballages au nom de la responsabilité élargie des producteurs, partagée avec celle des consommateurs dans leurs municipalités.
Certains dossiers étaient plus difficiles que d’autres, les phosphates des lessives ou les pots catalytiques des voitures, mais les choses se sont finalement bien passées, j’en profite pour rendre hommage à l’un de mes collaborateurs de l’époque, hélas décédé, Philippe Germa, qui était l’artisan du dialogue avec les entreprises. Cependant la coopération était à l’initiative du gouvernement et je n’imaginais pas qu’il pût en être autrement, d’autant que je continuais à exercer des responsabilités administratives, comme maire, ambassadeur ou coordonnateur de la conférence de l’ONU Rio+20.
C’est précisément au cours de cette conférence destinée à faire le point sur les problèmes du monde et l’engagement des Etats à les résoudre que j’ai découvert les capacités de mobilisation spontanée des entreprises. Les négociateurs des Etats eurent beaucoup de difficultés à décider le principe des objectifs de développement durable (les ODD), certes une belle idée, mais qu’il a fallu ensuite trois ans de négociations à faire naître. En revanche c’était un festival de propositions, d’initiatives et d’engagements financiers du côté des entreprises réunies à Rio par le Pacte mondial des Nations unies à côté de la conférence officielle.
Le Pacte mondial (en anglais The Global Compact) est une organisation d’entreprises qui fait partie du système des Nations unies. Elle sert de liaison entre les deux mondes. Elle a été créée au tournant du siècle par Kofi Annan dans l’idée que, pour parvenir aux buts que se fixe la communauté internationale, il faut l’aide du monde économique et des entreprises. L’ONU venait d’adopter les Objectifs du millénaire pour le développement, en quelque sorte une répétition avant les ODD de 2015. Elle avait besoin des entreprises pour les atteindre.
J’ai travaillé trois ans avec le Pacte mondial de New York jusqu’à la conférence climat de Paris en 2015. J’y ai côtoyé de nombreux responsables, j’y ai appris l’histoire de la responsabilité sociétale des entreprises, les modèles de tableau de bord et de communication, les différences entre les styles de gestion et les législations des différentes nations. Ce qui s’appelle RSE chez nous, ESG là-bas. Les entreprises qui adhèrent au Pacte mondial rapportent tous les ans la façon dont elles mettent en œuvre les 10 principes de l’organisation qui touchent aux droits de l’homme, aux libertés syndicales, à la protection de l’environnement, au refus de la corruption. Des groupes de travail examinent les cas difficiles, approfondissent des thèmes d’action, donnent des exemples. Partout dans le monde le Pacte a essaimé. En France l’association du Global Compact réunit près de mille entreprises membres.
Ce qui m’a pas paru déterminant dans l’appréhension des problèmes écologiques de la planète, notamment ce qu’on appelle les biens communs, le climat, l’atmosphère, les océans, les animaux migrateurs, c’est la contribution des grandes entreprises parce que, généralement, elles possèdent deux dimensions qui échappent aux gouvernements : implantées dans plusieurs pays, elles connaissent le monde mieux que les responsables politiques qui restent concentrés sur leurs électeurs nationaux. Et elles veulent exister dans dix à vingt ans, voire davantage, des durées qui dépassent les mandats électoraux. Elles ont donc le souci du long terme.
Je parle évidemment des entreprises qui mènent le mouvement de la responsabilité sociétale, je ne méconnais pas la troupe corporatiste ni les brebis galeuses. Mais je note le nombre grandissant de dirigeants soucieux de l’avis des « parties prenantes » de l’entreprise, personnel, fournisseurs, clients, voisins des implantations, associations concernées. « Nous leur appartenons autant qu’à nos actionnaires » disent-ils. Au reste les jeunes qu’ils recrutent veulent être fiers de leur entreprise dont, tout compte fait, la réputation est le capital le plus précieux.
Et les responsables d’entreprise sont capables d’agir et de réagir vite. Ils savent décider, mettre en œuvre, mesurer, compter, toutes qualités indispensables pour résoudre des problèmes, pour fixer et atteindre des objectifs. En somme l’entreprise n’est pas seulement un créateur de richesses, elle est l’un des meilleurs outils des sociétés humaines pour résoudre les difficultés de celles-ci. Au reste, si je m’en tiens à la protection de l’environnement, les entreprises sont devenues les principales gestionnaires de notre rapport à la nature, pour le meilleur ou pour le pire. Ce sont elles qui extraient, coupent, brûlent. Il faut qu’elles recyclent, réparent, entretiennent. C’est le chemin que prennent les meilleures d’entre elles.
En 2015, fort d’une expérience d’ambassadeur pour le climat de 2007 à 2010, j’ai voulu transmettre ma conviction qu’on ne parviendrait à rien sans le monde économique. Je suis rentré à Paris pour organiser avant la COP21 une conférence des entreprises contre le changement climatique, avec le Global Compact français et d’autres partenaires, dont EPE, très investi, le C3D, The Shift Project, et la quasi totalité des associations internationales d’entreprises vouées au développement soutenable (le WBCSD, The Climate Group, We Mean Business, etc.) , mais aussi le MEDEF, l’AFEP, le Cercle de l’Industrie. Tous ont été partants. Je voulais montrer l’engagement des entreprises et les faire respecter, notamment par le gouvernement français et sa majorité dont la tradition était plutôt l’hostilité aux entreprises. Ce fut un grand succès. Les P.-D.G disaient aux ministres : « Vous êtes sérieux ou pas dans votre lutte contre le changement climatique ? Parce que si vous êtes sérieux, nous pouvons décarboner l’économie, mais nous avons besoins d’un cadre législatif stable et de mesures fortes comme un prix du carbone. » Le Business and Climate Summit était né. Il a joué son rôle dans la marche vers la COP 21. Les entreprises ont rassuré les politiques.
Maintenant que l’Accord de Paris a été adopté et ratifié, on peut dire que les négociateurs ont achevé leur travail. Bien sûr il restera des choses à négocier jusqu’à la fin des temps car les diplomates ont toujours des détails à préciser, mais on sait désormais ce que veulent les 194 Etats signataires : atteindre la neutralité carbone (pas d’émissions qui ne soient neutralisées d’une façon ou d’une autre) avant la fin du siècle, un objectif extrêmement ambitieux. Dès lors c’est la mise en œuvre qui l’emporte sur la négociation, d’autant que celle-ci se contente de faire l’addition des programmes des Etats qu’elle espère voir renforcés tous les cinq ans.
Or la mise en œuvre, c’est d’abord le boulot des entreprises, de toutes les façons possibles, seules, avec d’autres entreprises, avec les collectivités locales, avec les Parlements et les administrations les plus dynamiques, avec les universités, les fondations, les associations. Elles ont commencé. Elles mesurent et réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre (l’empreinte carbone), selon différents périmètres, incluant les trajets de leur personnel, puis leurs achats d’énergie. Elles s’efforcent de convaincre leurs fournisseurs d’en faire autant. Elles se fixent des objectifs, établissent des programmes : économiser l’énergie, utiliser des sources non carbonées, créer des produits réparables, amorcer l’économie circulaire. Fait majeur, elles s’entendent avec leurs concurrents pour des plates-formes d’action commune, afin de se donner les mêmes contraintes sans fausser la concurrence. Elles participent à des coalitions internationales, avec d’autres entreprises, avec des villes, avec des associations, voire des Etats. C’est une transformation profonde qui s’engage. Le champ des initiatives est infini. On finit par s’y perdre ! Je crois d’ailleurs nécessaire de faire le point régulièrement sur ces alliances car il faut maintenir la pression et organiser la redevabilité des engagements. Où en sommes-nous aujourd’hui ? où en serons-nous demain ? Peut-être une mission pour le Business and Climate Summit ?
Le monde de la finance n’est pas en reste puisque les investisseurs et les gérants d’actifs commencent à faire connaître le contenu carbone de leurs portefeuilles. Les assurances avaient ouvert la voie, convaincus par l’accumulation des dégâts du changement climatique. Les banques suivent, créant des indices et des lignes directrices pour la gestion de leurs prêts. Le marché des obligations vertes prend de l’importance. La France fait figure de pionnier et Paris veut devenir la capitale de la finance verte.
Décidément c’est une belle aventure de parcourir le monde des entreprises et de constater les trésors d’imagination, d’organisation, d’innovations, de créations qu’elles commencent à produire.
Je crois même que l’écologie et le développement soutenable inspirent une nouvelle génération d’entrepreneurs et réconcilient les Français avec l’entreprise ! C’est une belle année qui commence !
Brice Lalonde est Conseiller Spécial Développement Durable pour le Global Compact des Nations Unies et ancien ministre de l’Environnement de 1988 à 1992. @bricelalonde
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