« En grec économie vient de oïkos (maison) nomia (science, art), donc l’économie est l’art de vivre ensemble. Dans nos économies, je ne vois pas beaucoup d’art, pas beaucoup de vivre et pas beaucoup de vivre ensemble.) (…) Je dois reconnaître que mon économie d’abondance est bien solitaire avec une prédominance de l’avoir sur l’être ».[1]
Cette citation est extraite du livre d’E. Faber, « Chemin de traverse ». Ce livre a fortement contribué à ma réorientation professionnelle, après 11 ans en tant qu’acheteuse dans un grand groupe de distribution, constatant la limite du métier d’acheteur, principalement réduit à une responsabilité financière.
La « crise » que nous traversons, semble d’un nouveau genre. Elle ne peut être comparée aux crises « économiques classiques » qui ont toutes connu un début et une fin. Elle pourrait s’apparenter à un « séisme » plus profond, qui prend ses racines dans les valeurs d’une société qui se cherche et qui a atteint les limites d’une économie « traditionnelle ». Dans ce sens, il faut parler de transition profonde du modèle économique et du business.
La nature de cette transition du modèle économique constituerait donc un terreau fertile à l’expression du rôle de chacun des acteurs dans l’environnement économique dans lequel il évolue.
Depuis 4 ans maintenant, dans les « achats responsables », l’entreprise contributive me semble une évidence à bien des titres et particulièrement sous le prisme des achats et de la relation bilatérale donneur d’ordre fournisseur. Car chaque direction, à l’instar d’une direction achat, chaque individu peut participer à cette entreprise contributive, chacun à son niveau pouvant faire avancer l’ensemble.
Le recentrage des entreprises sur leur cœur de métier depuis les années quatre-vingt avec un phénomène d’externalisation croissante, a conduit à une organisation des entreprises en silos, avec un risque d’interruption de la chaîne de responsabilité. L’entreprise en sortant une partie croissante de ses activités à l’extérieur de l’entreprise a également déplacé sa responsabilité.
Le rôle pivot de l’acheteur en interface avec les différentes parties prenantes est clé pour rétablir, si nécessaire, cette chaîne de responsabilité.
La RSE devient donc un moyen pour les acheteurs d’assumer pleinement leur rôle. Cette responsabilité élargie leur permet (trait) de jouer un rôle clé pour la performance globale de l’entreprise et donc pour sa durabilité.
Depuis les années 2000, le premier facteur à l’origine des initiatives d’achats et approvisionnements responsables est le management du risque. En effet, les stratégies achat inspirées par la réduction des coûts et l’internationalisation se sont heurtées à des impératifs environnementaux, sociaux et éthiques grandissants. L’évolution des achats vers une approche responsable s’est opérée lentement via la dimension cindynique du sourcing. La décision d’approvisionnement se soumet aussi comme toutes les décisions à des procédures de gestion des risques dans un souci de compliance et d’image.
Mais selon moi, les enjeux vont bien au-delà des enjeux de « compliance ». Quand on engage entre 60 et 75 % du CA de l’entreprise à l’extérieur de l’entreprise, une relation responsable et durable avec ses fournisseurs devient un pré requis. Il devient nécessaire d’amorcer une approche collaborative qui dégage une « valeur partagée » forte, et un vrai avantage concurrentiel.
La compétitivité de l’entreprise de demain ne se fera plus qu’à travers la marge, elle sera aussi hors prix en intégrant des composants d’innovations techniques, environnementales et sociétales. Or tout au long de la chaîne de valeur d’une direction achats, les enjeux (risques mais aussi opportunités) et les externalités sont nombreuses. Dans la conception du cahier des charges, les choix des matières premières, dans le choix et la gestion fournisseurs, l’acheteur joue un rôle essentiel dans l’impact de son entreprise.
Raisonner en valeur c’est comprendre que les acheteurs peuvent créer de la valeur par le haut (amélioration technique, sociale, environnementale) et pas que par le bas (réduction des coûts).
L’acheteur devient un gestionnaire de la création de valeurs durables pour l’Etre Humain et pour le Bien Commun, en collaboration avec les partenaires de l’entreprise. Il devient le responsable de l’écosystème collaboratif avec les fournisseurs, car son rôle pivot lui confère une position clé pour faire correspondre au mieux l’éco système de fournisseurs et les axes stratégiques et business de l’entreprise.
Par exemple, l’enjeu des délais de paiement est très factuel. Pierre Pelouzet, Président de l’Obsar et médiateur des relations interentreprises, depuis novembre 2012 résume la situation avec des chiffres clés : le crédit interentreprises est de 600 milliards d’euros (à comparer du crédit entreprises-banques qui n’est que de 175 milliards). Il manque environ 13 milliards d’euros dans les comptes des PME et c’est la raison de 25 % de faillites de PME en France. Demain en appliquant la loi LME sur les délais de paiement, toute entreprise pourrait contribuer au maintient de l’activité de ces 25 % de PME. Un résumé que certains trouveront peut être rapide mais qui illustre parfaitement la notion d’entreprise contributive.
Les retombées positives potentielles associées à la collaboration et permettant de développer de véritables avantages coopératifs sont multiples : amélioration de la qualité des produits, réduction des délais, gains en termes d’image, exclusivités… Travailler sur des partenariats fournisseurs est une démarche de long terme, mais indispensable. La responsabilité et l’impact de l’entreprise vont au-delà des portes de l’entreprise dans sa chaîne de valeur.
La 4e édition de l’enquête mondiale de Deloitte sur les directions achats, publiée en partie par Décision Achats en date du 6 mai 2015[2], corroborent cette tendance : « La contribution des directeurs achats à la stratégie de l’entreprise progresse d’année en année : ils interviennent dorénavant à de multiples niveaux de la chaîne de valeur ».
Par exemple, l’éco conception et l’approche TCO (intégration dans l’analyse économique du coût d’un produit ou d’un service des différentes étapes de coût généré par la possession du bien ou service) sont des processus ou outils, permettant d’atteindre des objectifs de performance économique, environnementale et sociétale. Ces processus nécessitent une nouvelle façon de travailler dans la phase amont et aval de la conception produit.
Ainsi, en s’interrogeant sur impact que toute entreprise a sur les 17 ODD (Objectifs Développement Durables) de l’ONU, une direction achat peut décider de faire un focus sur 3 ou 4 ODD et les inscrire dans son plan de vigilance. Je citerais particulièrement :
- L’ODD 8 et son focus 8.7 de lutte contre travail enfants et le travail forcé
- L’ODD 13 : Lutter contre le changement climatique
- L’ODD 17 : Favoriser les partenariats mondiaux ou locaux : à l’échelle d’une direction achat, cela passe à la mise en place de référentiel commun à l’ensemble des parties prenantes, par filière, à l’instar du RBA (Responsible Business Alliance) dans l’industrie électronique ou le RC (Responsable Care) dans l’industrie de la chimie.
- L’ODD 12 : « Établir des modes de production et de consommation durables », concerne également, toute direction achat, car elle résume toutes les externalités possibles d’un process achat.
Seule une approche en LCA (Life cycle analysis) qui au-delà de l’approche en coût total, intégrant la recyclabilité des produits, permet de mesurer le coût des externalités environnementales, sociales et celles non monétisables.
Pour cela, la direction achat doit s’appuyer sur l’ensemble des ses parties prenantes internes et externes pour bénéficier de leur expertise. Côté fournisseurs, selon une étude réalisée par Peak, (Purchasing European Alliance for Knowledge), un think tank sur la promotion des relations collaboratives Clients/Fournisseurs, les fournisseurs sont demandeurs de montée en compétence, gage de pérennité. Dans ce cadre, ils souhaitent être plus contributeurs qu’exécutants. Sur l’ensemble du processus achat, l’étude fait ressortir que la collaboration clients-fournisseurs est plus perçue en aval, au niveau du déploiement de la commande qu’en amont, au niveau de l’expression de besoin. Pourtant, comme le souligne M. Pierrotin, de la Cegos, un organisme de formation : « Le sachant, c’est le fournisseur ».
À ce titre, de plus en plus d’entreprises, sollicitent les fournisseurs dans la formalisation de besoin, dans une sorte de « co – construction.
C’est la notion de “ l’entreprise étendue ”. Cette vision plus large de l’entreprise fait partie des nouvelles prérogatives à gérer pour les acheteurs. On parle alors des achats responsables comme d’une copropriété. Demain, l’idée sera de créer et de partager de la valeur à plusieurs en allant vers un écosystème plus intégré et solidaire : une collaboration, source d’innovation et de réduction de coûts.
Quand une grande entreprise de pneumatiques développe une certification de caoutchouc durable qui protège les écosystèmes forestiers et les peuples qui en vivent, elle constate concrètement l’effet d’entrainement sur toute la filière automobile ainsi que sur ses concurrents.
Le métier d’acheteur n’a donc cessé et continuera d’évoluer et de se professionnaliser, permettant à l’acheteur d’élargir son périmètre de responsabilité. Cette nécessaire et passionnante évolution du métier d’acheteur vers une notion de responsabilité élargie est en effet, à l’origine de nombreuses opportunités de création de valeurs pour l’entreprise. Le savoir-être dans le métier d’acheteur, joue donc une place indéniable avec l’humain au cœur de la relation : c’est aussi une histoire d’hommes et de femmes.
Je finirais cet article par une 2e citation, issue du livre d’Emmanuel Faber, qui depuis longtemps a compris la nécessité de repenser l’économie à travers la responsabilité de chacun d’entre nous : “On vous raconte que les ‘crises’, c’est la faute du système. Mais qu’elle est ce système, qu’elle y est ma place, mon rôle ? En quoi en suis-je directement ou indirectement acteur”[3] ?
Ces propos d’E. Faber, ramenés à l’acheteur nous permet de conclure sur ses nécessaires responsabilités vis-à-vis de ses parties prenantes, et à la place de “l’échange social”, comme plus-value potentielle, autre qu’économique, pas antinomique, mais complémentaire.
[1] Emmanuel Faber Chemin de Traverse Vivre l’économie autrement. Éditions Albin Michel 2011 P 54
[2] http://www.decision-achats.fr/Thematique/tendances-achats-1039/Breves/Les-directeurs-achats-jouent-plus-que-jamais-role-cle-dans-competitivite-entreprise-254309.htm
[3] Emmanuel Faber Chemin de Traverse Vivre l’économie autrement. Éditions Albin Michel 2011 p 40
Juliette Guillemin Dupille est experte achat responsable et éthique des affaires au sein du Groupe Afnor. Auparavant, elle a été chef de projet Achats responsables, Audits fournisseurs & SM anti-corruption (ISO37001) au sein du Bureau Veritas Certification, après une solide expérience des achats dans les grands groupes.
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@JulietteDupille