Rapport Notat-Sénart, loi Pacte, Rapport du GIEC/IPCC, Grève scolaire pour le climat… les acteurs politiques et scientifiques tout comme la société civile n’ont jamais été si mobilisés pour développer la responsabilité sociétale et environnementale, alors même que l’entreprise est toujours perçue comme un lieu de prédation, de création de richesse essentiellement tournée vers l’actionnaire et de mise sous pression croissante de ses parties prenantes. La communication de plus en plus forte et volontariste des Directions générales et des Départements RSE a beau susciter le changement autant qu’elle le peut (1), la transformation concrète des usages à l’intérieur de l’entreprise tarde et se heurte à des injonctions paradoxales difficiles à accueillir.
La transformation des usages se heurte aux injonctions paradoxales
Il faut :
- fidéliser le collaborateur en pleine guerre des talents et « en même temps » atteindre des objectifs business de plus en plus ambitieux
- répondre au client de manière réactive et personnalisée, et parallèlement diminuer les coûts de production
- innover et digitaliser les offres tout en se pliant aux exigences de l’économie circulaire et en diminuant son empreinte carbone.
Les lignes hiérarchiques se retrouvent déboussolées face à ces « vérités contraires », pour reprendre l’expression d’Edgar Morin, et s’épuisent à ménager la chèvre et le chou avec des résultats plus que contrastés.
Bien sûr les fonctions supports de l’entreprise de plus en plus concernées par la RSE – Départements Achats, R&D, RH, Finance, Marketing, Communication… s’efforcent d’instiller le changement. Mais vont-elles assez vite, assez loin ? Et sont-elles suffisamment relayées et soutenues par les lignes hiérarchiques ?
La RSE reléguée au sujet d’experts
Il est à craindre que la RSE comme précédemment les démarches de qualité, d’excellence opérationnelle, d’innovation et bien d‘autres, soient vécues comme l’affaire de quelques spécialistes en charge d’assurer un minimum de prérequis sur un mode plutôt régalien, et certainement pas comme une préoccupation qui se traduit dans des actes concrets au quotidien, faisant de l’avènement de l’entreprise contributive l’ «affaire de tous ».
La transposition au quotidien des principes de l’entreprise contributive est encore trop abstraite
S’il est un enseignement que les différentes démarches de transformation des
organisations nous ont apporté, c’est que toute évolution ne peut se
faire sans un engagement concret du management, véritable chef d’orchestre et courroie
de transmission dans la création de valeur de l’entreprise.
Or rares sont les managers à identifier concrètement en quoi ils peuvent
s’associer à l’avènement de l’entreprise contributive. Plus rares encore sont
ceux qui y sont explicitement encouragés par leur hiérarchie et les acteurs des
Ressources Humaines.
Le manager contributif, levier de performance business
Non que lesdites hiérarchies et RH ne se sentent pas concernées par le sujet, mais le lien direct avec les objectifs business n’est pas opéré. Pire encore, le temps consacré aux réflexions ou aux actions en la matière est perçu comme une menace à la productivité. En d’autres termes sauver la planète et satisfaire ses parties prenantes c’est bien, mais les objectifs business d’abord. Il faut dire que c’est sur ces objectifs quantitatifs que les managers et leurs équipes sont attendus, évalués, valorisés. Dans ces conditions, comment sensibiliser les managers et les orienter vers la création de valeur sociétale et environnementale autant qu’économique ?
Les observateurs du monde de l’entreprise les plus conservateurs ou les plus désabusés vous rétorqueront que tant que la Direction générale n’impulse pas elle-même la prise en considération de composantes sociétales et environnementales dans les pratiques du quotidien, et donc dans l’évaluation managériale, les lignes ne bougeront qu’à la marge. C’est à la fois vrai et faux. Historiquement les démarches RSE ont certes évolué grâce au volontarisme de certains exécutifs visionnaires, mais c’est bien l’évolution de la réglementation, l’attention croissante de certains investisseurs pour la performance extra-financière, le développement d’agences de notations spécialisées sur ce segment, et enfin l’initiative de collaborateurs innovants qui ont véritablement dynamisé les démarches de RSE. Nous posons donc l’hypothèse que pour agir sur les pratiques quotidiennes de ces courroies de transmission stratégique et opérationnelle que sont les managers, une même variété de leviers peut être activée. Sous réserve d’expliciter clairement ce en quoi le management peut devenir contributif.
Pour participer à cette réflexion qui nous semble indispensable, nous voyons trois composantes majeures du management contributif :
- la capacité du manager à donner du sens au travail de l’équipe en cohérence avec l’objet de la responsabilité sociétale et environnementale de l’entreprise
- le pouvoir d’agir concrètement au niveau opérationnel avec les clients, fournisseurs et collaborateurs sur les valeurs fondamentales de confiance, de bienveillance, de coopération et de partage qui sont celles de la RSE
- la possibilité d’intégrer des critères RSE dans les démarches d’innovation, que ce soit pour diminuer les impacts négatifs, mais plus encore pour augmenter les impacts positifs de l’activité de l’équipe et de l’entreprise sur l’environnement.
L’entreprise contributive offre au manager un levier de cohésion et d’engagement majeur pour son équipe
Dans un monde décrit par les sociologues en perte de sens, et dans des entreprises où seuls 87% dans le monde et 91% en France des collaborateurs sont activement engagés (Etude Gallup de 2012 (2) ), c’est-à-dire enthousiastes au sujet de leur travail, tout levier qui peut fédérer une équipe et renforcer le sens de son action est bon à activer. C’est là le premier devoir du manager. Cette mission n’est pas un élément d’ordre exclusivement humaniste. L’étude Gallup précitée démontre que le succès financier et la satisfaction client sont directement liés à l’engagement. En d’autres termes, plus ses collaborateurs sont engagés, plus l’entreprise est robuste sur son marché, productive et profitable. Or les collaborateurs présents dans les entreprises sont les mêmes personnes que les citoyens de plus en plus préoccupés par les considérations sociétales et environnementales évoqués en introduction. Donner, en complément du sens business, un sens sociétal et environnemental à l’équipe, qui se traduit par des actions et des pratiques très concrètes au quotidien, ne peut que constituer un levier puissant d’engagement des équipes par le sens.
Confiance, bienveillance, coopération et partage dans les interactions de l’équipe
Une fois ce sens posé, il ne suffit pas ; il faut qu’il s’exerce de manière tangible dans la vie de l’équipe en étant porté par des valeurs partagées congruentes avec celles de l’entreprise contributive. En la matière, bien des entreprises savamment conseillées par des experts du management ou de la communication affichent des valeurs de confiance et de bienveillance et des objectifs de partage et de coopération, notamment via le digital, sur les murs des salles de réunion et dans leurs programmes de transformation. Rares sont les collaborateurs qui perçoivent néanmoins de manière tangible les manifestations de ces valeurs. Or l’approche tournée vers les parties prenantes de la RSE est particulièrement bien adaptée à une réflexion et à des actions très concrètes pour développer confiance, bienveillance, coopération et partage.
Au sein de l’équipe d’abord. Le manager peut impulser un mode de management beaucoup plus participatif, qui développe l’autonomie de son équipe dans la gestion opérationnelle quotidienne. Le management visuel et les rituels issus du lean management, de l’agile ou de l’entreprise libérée sont à ce titre des modalités propices au développement de la confiance et de la transparence.
La bienveillance peut elle aussi être développée en travaillant sur le droit à l’erreur et sur la résolution de problème dépassionnée des émotions suscitées par une difficulté opérationnelle et tournée vers l’amélioration continue des modes opératoires et des compétences sans culpabilisation des individus, qu’ils soient collaborateurs de l’équipe, d’autres départements, ou encore fournisseurs externes. La coopération et l’efficacité opérationnelle s’en trouvent renforcées. Mais cela suppose un réel travail de déconditionnement des réflexes issus de l’école qui sont bien plus tournés vers la compétition et le jugement de valeur que vers la coopération et la croissance de chacun.
Et quand le travail et les bonnes idées d’une équipe créent de la valeur pour l’entreprise, il est souhaitable que le manager veille à une reconnaissance et une forme de partage du profit qualitatif ou quantitatif. Autre évolution qui suppose un dialogue ouvert avec les RH et le top management.
Le partage ne s’arrête néanmoins pas là ; c’est aussi une question de meilleure circulation de l’information dans l’équipe et entre équipes ; et qui mieux que la ligne hiérarchique pour bien orchestrer cette fluidité de l’information descendante, ascendante et latérale, et pour encourager les collaborateurs à partager leurs bonnes pratiques sur des réseaux physiques ou sociaux d’entreprise, et à valoriser ce réflexe de partage dans son évaluation ?
La bienveillance passe aussi par l’attention à l’autre. Au bien-être du collaborateur, qui est essentiellement due à ses conditions opérationnelles de travail et à la qualité de la relation managériale bien plus qu’à des recettes du bonheur au travail aussi artificielles qu’illusoires à base de baby-foot et de massages ayurvédiques (3). A l’attention des fournisseurs externes également, qui ne peuvent servir de variable d’ajustement proche du fusible ou du mouchoir jetable, dont les délais de règlement de leurs prestations doivent respecter la loi, et la qualité de partage de l’information et d’interaction doit rejoindre les mêmes valeurs de confiance et de bienveillance que pour les collaborateurs. Pour avoir un bon fournisseur, il faut être un bon « client » ; pour garder un bon fournisseur, il faut être conscient qu’il a lui aussi des engagements, un besoin de sécurité, de continuité, voire de protection, au même titre qu’un salarié. Et c’est bien le manager qui est garant du partage de cette vision des choses au sein de l’équipe.
Dernier objet de bienveillance de l’équipe, la société civile et l’environnement. Bien entendu l’équipe peut être invitée à réduire ses propres consommations, à favoriser le télétravail pour réduire les déplacements, à renforcer la communication verbale pour réduire drastiquement l’envoi de mails et limiter la consommation des serveurs. Mais plus encore que ces idées de « 0 waste » ou de réduction du bilan carbone dans l’enceinte du bureau ou de l’usine, ce sont les démarches innovantes initiées par l’équipe dans le cœur même de son métier qui peuvent être tout à fait décisives.
Une innovation positive tournée vers l’ensemble des parties prenantes
Quels que soient le secteur d’activité et la mission de l’équipe ou d’un département donné, l’innovation est au même titre que l’efficacité opérationnelle le nerf de la guerre de la compétitivité hors-coût de l’entreprise (4). Et de même que la gestion opérationnelle de l’activité recèle de multiples opportunités d’appliquer les principes et les valeurs de la RSE auprès de ses collaborateurs, de ses fournisseurs et de ses clients, le processus d’innovation continue recouvre bien des manières de servir l’entreprise contributive.
Le potentiel d’innovation est partout. Technologique bien entendu mais aussi produits, usage, opérationnel, organisationnel…
Les fonction R et D, marketing, qui font de l’innovation industrielle et produits, ont encore beaucoup à développer en terme de RSE. Le champ novateur de la recherche sociétale et scientifique, qui favorise le rapprochement entre entreprises et chercheurs, et respecte ce faisant les principes de l’innovation ouverte, reste encore largement à développer en France. L’action de SoScience (5) en la matière en est une bonne illustration. Mais l’innovation « couleur sociétale » ne s’arrête pas là et gagne à être réinventée. Toutes les innovations digitales en dématérialisant bien des actes et des processus, sont réputées être positives pour l’environnement. Disposons-nous néanmoins de véritables bilans énergétiques et notamment carbone pour chacun des actes de dématérialisation ? Il a par exemple été démontré que l’envoi par mail d’un ticket de caisse a un bilan environnemental plus lourd que l’émission traditionnelle du ticket papier… consommation de serveurs oblige. Autre exemple avec le self care ; si bien des clients trouvent un profit à très court terme à effectuer eux-mêmes certains actes de gestion, est-ce vraiment le cas pour l’ensemble des clients ? quid par exemple des personnes âgées et des foyers moins favorisés ne disposant pas d’équipement digital ? Le rôle du manager qui initie et valide les évolutions de processus en terme de dématérialisation par exemple, est donc d’inciter son équipe à se poser la question sociétale et environnementale sous toutes ses formes et pas seulement sur la base de croyances qui ne sont pas toujours vérifiées ou par le seul prisme de la productivité. Son rôle est bel et bien de développer un sens critique sociétal et environnemental.
Des innovations sur la création de valeur sociétale et environnementale sont aussi largement possibles ; pourquoi ne pas insérer des critères RSE par exemple dans l’analyse de la valeur effectuée via des méthodes comme l’ABC/ABM (6), BBZ (7), VSM (8)… pour ne citer qu’elles ? Ces méthodes sont par exemple tout à fait intéressantes pour se demander, en les adaptant, quels sont les impacts négatifs d’une chaîne de valeur ajoutée donnée sur l’environnement, et comment le réduire (en limitant les transports et les déplacements, en diminuant la consommation des sources d’énergie et des matières par la suppression des gaspillages). L’approche lean a d’ailleurs par exemple ajouté dans sa nomenclature de sources de gaspillages, les Mudas, la perte de matières et de sources d’énergie. Et que dire par exemple de l’amazonisation (9) de la supply chain (10), qui éduque le client à tout vouloir tout de suite, alors qu’en tolérant quelques jours supplémentaires d’attente, les circuits de livraison pourraient être optimisés pour limiter la pollution des véhicules ? On pourrait très bien imaginer que le consommateur choisisse son délai de livraison non pas seulement sur la base du prix (suis-je client Premium, suis-je prêt(e) à payer un surcoût pour une livraison expresse ?) mais aussi sur la base du bilan environnemental de la livraison (formes du packaging, optimisation des tournées de livraison). Quand on voit l’explosion des activités de livraison et le gâchis de packaging en carton associé, il y a de quoi se poser des questions…
Il est enfin une source d’innovation qui cette fois se positionne au cœur du business et qui n’est pas encore assez explorée. Il s’agit de l’innovation services ou produits qui a vocation non pas à diminuer l’impact négatif de l’activité mais à décupler son impact positif. Je suis fabricant d’emballages, quel matériau puis-je mettre au point pour remplacer le sac plastique, ce qui est porteur sur mon marché ? Je suis constructeur automobile, quel type de véhicule utilitaire propre et de petite taille et donc moins consommateur d’énergie puis-je proposer aux marchés émergents pour accompagner leur croissance ? Je suis banquier ou assureur, comment puis-je agir pour favoriser l’égalité des chances en renouvelant les conditions d’octroi de crédit pour les CDD ou l’intérim et m’ouvrir à de nouveaux marchés ? C’’est d’ailleurs sur cette base d’innovation produits qu’est né par exemple le compte Nickel (11). Ce qui est possible en entrepreneuriat pur l’est tout autant en intrapreneuriat. Or plus l’entreprise sollicite la créativité, ouvre la porte à tous types d’innovations, se met à l’écoute de manière continue et à tous les étages de l’ensemble de ses collaborateurs, plus elle gagne en potentiel d’innovation. Et si vous voulez atteindre le plus grand nombre, ce sont encore une fois les différentes lignes managériales qui permettent de toucher tous les collaborateurs sans exception.
Nous le voyons au travers de quelques idées concrètes, le manager constitue donc le maillon absolument essentiel pour agir sur le sens, sur l’intégration dans les processus opérationnels et d’innovation des valeurs et des objectifs de l’entreprise contributive. De la même manière que l’action politique ne suffit plus à transformer la société et à répondre à l’ensemble des défis qui lui sont posés sans le complément de l’action civile (celle des associations, des incubateurs citoyens et de l’ensemble des actions favorisées par la Civic Tech), les entreprises ne peuvent plus attendre des seules Directions de la stratégie, RSE, R&D ou encore marketing de relever les défis de l’entreprise contributive. C’est bel et bien le sens des responsabilités et de l’innovation de l’ensemble des collaborateurs qui peut faire gagner en vitesse et en impact en la matière. Sous réserve que les lignes managériales contribuent le plus activement possible à susciter et faciliter l’ensemble de leurs idées et initiatives. La conscience et les outils du management contributif sont là pour y parvenir, et doivent être, eux aussi, le plus largement partagés. C’est sous cette condition que nous pourrons favoriser l’avènement, au plus tôt, de l’entreprise contributive que nous appelons de nos vœux.
Murielle Cagnat-Fisseux, Experte Leadership, Compétitivité et Transformation, est Directrice générale de Stella Partners
(1) cf Communiquer pour devenir durable – le poids des mots – Laure Modesti-Jubin, entreprisecontributive.blog
(2) Source : « State of the Global Workplace: employee engagement insights for business leaders worldwide » – Gallup, Inc. – 2013 – www.gallup.com. Tous les chiffres et diagrammes sont issus de l’étude.
(3) cf Peut-on réussir sans effort ni aucun talent ? de Gilles Vervisch, La condition (in)humaine de Nicolas Bouzou et Julia de Funès, ou encore QVT 2.0, les vrais ressorts de la Qualité de Vie au Travail, Murielle Cagnat-Fisseux
(4) compétitivité hors-coût : il s’agit des leviers de compétitivité tirés de l’innovation, de la qualité opérationnelle, de la fiabilité des produits et des services, ou encore du niveau technologique ou de la maîtrise des compétences
(5) SoScience : société innovant fondée par Mélanie Marcel et spécialiste de la recherche et de l’innovation sociétale ; son objet est notamment de rapprocher le monde de l’entreprise de celui de la Reccherche dans l’esprit de la RSE
(6) ABC/ABM : Activity based costing et Activity based management ; cette méthode géneralement utilisée par les contrôleurs de gestion a pour objectif de construire une image du fonctionnement de l’entreprise pour mieux maîtriser le coût de revient
(7) BBZ : Le budget base zéro est une technique budgétaire et de prise de décision qui a pour objectif d’allouer les ressources de manière la plus efficace possible en « repensant » chaque dépense
(8) VSM : Value stream mapping ou cartographie de la chaîne de valeur ; outil de visualisation des différents flux au sein d’une chaîne de vlaeur
(9) L’amazonisation compétitive, ou le diktat du 100% simplicite, 0 défaut, 0 délai – Murielle Cagnat-Fisseux
(10) La gestion de la chaîne logistique (en anglais, supply chain management ou SCM) est un savoir-faire qui vise une mise en œuvre ou une gestion opérationnelle, soit le respect sur le terrain de l’enchaînement des tâches (illustré par le terme de « chaîne »), ainsi que le bon fonctionnement du système logistique
(11) Créé en 2012, Nickel (anciennement Compte-Nickel) est un service bancaire alternatif français ouvert à tous, sans condition de revenus et sans possibilité de découvert ni de crédit.