L’autre voie pour alléger notre empreinte : penser usage et performance d’usage. Thomas Busuttil, Imagin’able, pour Bocage

Alors que l’on parle de plus en plus d’économie circulaire, de recyclage, de réutilisation ou de réemploi, on entend et on lit beaucoup moins de choses sur une façon très complémentaire de repenser son modèle économique : l’économie de la fonctionnalité.

Cette façon de préférer la valeur d’usage au désir de possession d’un bien permet le découplage entre création de valeur économique et consommation d’énergie et de matières premières, les revenus s’appuyant essentiellement sur la mobilisation de ressources non matérielles. Autrement dit dans ce modèle, les produits (matériels) ne sont plus que des leviers pour vendre des services (immatériels), à plus faible impact et à plus forte valeur ajoutée…

En creusant le concept, on s’aperçoit qu’il coche toutes les cases d’un vrai modèle d’affaire durable qui couple la création de valeur économique et financière avec la production « d’effets utiles » que sont toutes les formes de contributions sociales, sociétales et environnementales intrinsèques au modèle.

D’un point de vue purement économique, on peut voir au moins trois avantages majeurs au modèle fonctionnel :

  • Un potentiel de croissance a priori infini puisque plus on développe de services autour des produits, plus on s’affranchit des matières premières et de l’énergie utilisés pour les fabriquer
  • Une façon de développer sa marge en « servicialisant » son offre et en faisant comprendre au client la qualité globale (produits + services) de la solution qui lui est proposée. Au final, c’est une façon vraiment disruptive de changer l’état d’esprit de son client pour le faire passer du « combien ça coûte » à « combien ça vaut » via une matérialisation de la valeur servicielle proposée dans toutes ses composantes économiques, sociétales et environnementales.
  • Un levier pour étendre son offre en développant de nouveaux services en lien avec ses produits. Quand vous passez par exemple d’un modèle de vendeur de voiture à un modèle de vendeur de mobilité douces, on voit bien le potentiel considérable d’extension d’activité créé par ce changement d’approche.

Mais ce modèle est également par essence contributif et ce dans toutes ses dimensions.

D’un point de vue environnemental :

  • Il incite à la durabilité du bien, à sa circularité (réemploi, recyclage de produits) et à l’optimisation des consommations, ne serait-ce que pour maximiser la marge créée…
  • Il allège considérablement le recours aux matières premières et à l’énergie. Le fournisseur de mobilité Blablacar a ainsi évalué que si tout le monde se mettait à l’autopartage, seuls 10% des véhicules qui roulent aujourd’hui seraient nécessaires, sur la base de tous les déplacements existant.

D’un point de vue social et sociétal :

  • Il implique de recourir à une main d’œuvre qui va délivrer la valeur servicielle proposée et qui est souvent créatrice d’emplois locaux non délocalisables.
  • Il incite à développer des modèles collaboratifs de partage de cet usage ou de coopération et de partage de la valeur générée pour construire la proposition de valeur servicielle que l’on entend proposer.
  • Il rend accessible l’usage de produits car il ne nécessite pas d’investissement lourd

Le développement d’un modèle fonctionnel : l’exemple de l’Atelier Bocage ou comment concevoir une offre de location de chaussures multi vies

L’Atelier Bocage est une offre de location de paires de chaussures pour femmes : après avoir choisi son modèle, la cliente porte la paire pour une durée de 2 mois, puis a le choix au terme de la location d’acheter la paire pour 40% du prix initial ou d’en louer une nouvelle. Sa particularité et son originalité vient du fait que les paires rendues sont reconditionnées dans la dernière usine du Groupe en France et proposées dans un circuit de seconde main sur un site marchand ou en magasin via des corners dédiés « Comme Neuves ».

Ce travail d’une solution fonctionnelle que nous avons co-construit avec la marque Bocage, appartenant au Groupe familial Eram, est symptomatique de la façon d’appréhender ce nouveau type de modèle tant dans ce qu’il peut apporter à une marque que dans les difficultés de conception et de mise en œuvre qu’il nécessite de surmonter.

Enjeu n°1 : entrer par la réponse aux défis sociétaux/environnementaux (et non par la technologie et/ou le client)

Premier gros changement dans la conception de ce type de modèle, ne pas faire comme tout le monde en pensant son offre en fonction d’une nouveauté technologique ou en ne se fondant que sur les attentes explicites des clients.

Le principe ici consiste à identifier les enjeux sociétaux et environnementaux liés à son activité et de choisir celui ou ceux auxquels la solution doit répondre.

Dans le cas de Bocage, les 2 enjeux retenus était ceux du gaspillage lié à la fast fashion (rappelons qu’en France, on ne porte que 30% de notre garde-robe) et la lutte contre la pression sociale sur les femmes notamment liée aux « diktats » de la mode .

Enjeu n°2 :  « penser » fonctionnel

Là encore, il s’agit de remettre profondément en cause la façon de concevoir son activité pour passer d’une vision matérielle de vente de produits (ici des chaussures et des accessoires) à la vente de « fonctions » immatérielles ancrées autour d’un bouquet serviciel. Pour Bocage, la formulation du défi d’innovation s’est faite autour de la vente de créativité (on reste dans le plaisir de la mode), du confort et de la confiance en soi (via une incitation bienveillante à choisir des modèles de chaussures que l’on aurait jamais osé acheté).

Enjeu n°3 : concevoir un modèle « vraiment » systémique

Ce troisième enjeu souligne la nécessité de ne pas penser uniquement location mais de concevoir une proposition de valeur servicielle qui va engendrer des contributions environnementales et sociales, par exemple dans les moyens de supprimer une partie de l’impact environnemental liée au e-commerce sur le retour des produits. Dans le cas de Bocage, elle se fait en magasin via l’expérience client de renouvellement de la paire de chaussures donc sans impact supplémentaire de transport.

Autre aspect à prendre en compte, comment maximiser les contributions et impacts positifs liés à la solution.  Là encore, la conception de l’offre Bocage intègre la génération d’activité de reconditionnement dans la dernière usine du Groupe située à Montjean sur Loire pour lui permettre de garantir sa pérennité et qui en même temps limite l’impact environnemental du transport lié au reconditionnement.

Enfin, cette vision servicielle nécessite d’intégrer d’autres modèles notamment circulaire. Dans notre cas, cette dimension circulaire s’est basée à la fois sur le concept de reconditionnement multi vies et dans la participation à un programme de recherche pour désassembler et recycler l’ensemble des composants de la chaussure pour assurer d’ici quelques années une vraie boucle fermée.

Enjeu n°4 : intégrer les tests nécessaires et les éléments clés de réussite dans le déploiement de la solution

Définir les tests à réaliser pour valider la solution et pouvoir itérer sur une nouvelle version sont indispensables à la réussite du projet. Pour Bocage, la présentation initiale autour de l’abonnement a par exemple été abandonnée à la suite des premiers tests car les clientes (en dépit d’un discours spécifique sur ce point) assimilaient l’abonnement à un « cadenassage » (notamment dans leurs expériences avec les opérateurs de téléphonie mobile…). D’où un retour à la location, la démonstration de la qualité servicielle se faisant via l’expérience en magasin. Enfin, l’un de points clés identifiés lors de la réalisation de l’expérience client a été la capacité des conseillères de vente à porter cette offre dans toute sa complexité et son originalité. D’où une formation dédiée pour leur permettre d’être de vrais relais en magasin et capitaliser sur leur expérience pour les faire évoluer vers des conseillères en style.

Résultats : même si le modèle n’a pas pu être encore totalement déployé, notamment en raison de la crise sanitaire, les premiers résultats 18 mois après sont très encourageants.

Une véritable réponse à des attentes sociétales en particuliers des générations Y et Z qui a permis de rajeunir significativement l’image de la marque

Un modèle à l’équilibre dès la 2ème année et des records de vente dans les corners de seconde main avec un taux d’écoulement 2 fois supérieur aux modèles neufs.

Un levier de fierté d’appartenance à l’entreprise et de lancement d’une dynamique d’innovation durable qui a fait des petits notamment via le lancement d’une gamme de sneakers éco socio conçues, Sessile, portée par 4 collaborateurs de l’usine de Montjean.

Une réponse aux défis environnementaux en cours d’évaluation via une étude soutenue par l’Ademe.

Si ce modèle n’est pas exempt de risques (comme par exemple l’accaparement de la valeur monétaire, la réduction au modèle locatif pur qui reste dans une logique addictive de surconsommation, ou l’abus de position dominante dans l’écosystème notamment vis-à-vis des collaborateurs ou partenaires), il recèle un vrai potentiel pour faire baisser massivement nos impacts environnementaux (matières et énergies) et souvent sociétaux (notamment dans les conditions d’extraction de matières premières) et répondre au moins en partie au défi de neutralité carbone et d’extinction de la biodiversité auxquels nous devons faire face.

Dernière bonne nouvelle : les consommateurs en redemande ! Si l’on prend le secteur du vêtement, en situation de déconsommation depuis 2018, une récente étude montre que l’usage vs l’achat de vêtements neufs, notamment via la location, va augmenter de plus de 10% par an dans les 3 prochaines années.

Pour aller plus loin dans l’économie fonctionnalité : le site de l’Institut Européen de l’Économie de la Fonctionnalité et de la Coopération. https://www.ieefc.eu/

Par Thomas Busuttil, fondateur d’Imagin’able

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