Relance économique : le vivant au cœur des tableaux de bord, par Dorothée Browaeys, TEK4life

L’effondrement des équilibres planétaires nous oblige à considérer nos « conditions de vie » : ce sont nos milieux – espaces de coévolution – qui rendent la Terre habitable. Toutes nos industries, toutes nos activités de production, de consommation ou d’échange sont à repenser pour devenir « écocompatibles ». Ainsi il faut en finir avec les externalités irresponsables et adopter des boussoles communes pour une comptabilité écologique apte à garantir le maintien des capitaux naturels et humains..

Connaissez-vous cette expérience : vous regardez une vidéo où se déroule une partie de ballon. On vous demande de compter les passes. Vous donnez la réponse. Mais avez-vous vu le gorille ? Votre attention toute entière dédiée à compter n’a absolument pas capté l’arrivée inopinée de l’animal… Ce test dit « du gorille invisible » fait prendre conscience – de manière ahurissante – de la puissance sélective de l’attention. Il nous éclaire sur notre capacité à garder hors de notre conscience des faits bien réels. Il constitue une parfaite métaphore de l’« art d’ignorer » le vivant, qui prévaut aujourd’hui dans le monde économique.

Beaucoup d’alertes ont pourtant signalé, depuis plus d’un siècle, que « les dégâts du progrès » pouvaient menacer les équilibres biosphériques et climatiques. Rien n’y a fait avant les années 80 et le rapport Brundtland. Et désormais nous sommes conscients des effondrements en cours, comme Greta Thunberg en atteste. Les citoyens de par le monde le savent : nos modes de vie et de production ne sont plus compatibles avec l’habitabilité de la terre.

Or, presque trente ans après le Sommet de la Terre de Rio, nous constations que les efforts pour un développement durable n’ont pas arrêté le désastre. Il faut passer aux choses sérieuses : intégrer dans tous les « tableaux de bord » des décideurs, les informations pertinentes aptes à garantir le renouvellement de nos milieux de vie. Fabriquer des pneus, produire des pesticides ou du plastique, déployer des tonnes de béton…toutes ces activités sont à reconsidérer à l’aune d’un « régime de transition écologique ». Comment ? Par une dissection de toutes les activités pour les revisiter (en considérant leurs impacts GES, eau, sols, biodiv, énergie, matières…) afin de les réinventer voire de les stopper pour faire… autrement.

Une différenciation vitale

L’affaire n’est pas facultative et pourrait s’avérer stratégique. Car les performances écologiques et sociales ont le vent en poupe. Elles pourraient même devenir le facteur de différenciation apte à générer des préférences massives dans la consommation. On voit qu’en quelques mois – du fait du choc de la Covid19 – les publicités pour les voitures à énergies fossiles ont disparu, que certains vols intérieurs sont délaissés, alors que l’alimentation continue de se décarner et d’encourager une agroécologie. L’ImpactScore qui, sur le modèle du NutriScore permet de situer chaque entreprise en termes d’impact sur l’environnement et le climat, pourrait devenir une boussole (à la demande des acteurs de l’ESS mobilisé dans le collectif #NousSommesDemain).

Mais plus fondamentalement, ce qui est en gestation c’est bien une refonte profonde des systèmes d’information qui sont à même de renseigner et guider l’action publique et privée. Le régime de transition écologique qui s’impose requiert de forger des « tableaux de bord » sensibles aux écosystèmes et qui renseigne sur les impacts des activités menées.

La perte de confiance dans l’action collective

Nous revenons de très loin. En effet, nos pratiques comptables reposent sur des cadres désormais inopérants. Nicole Notat et Jean-Dominique Senard ont été clairs dans leur rapport publié en 2018 et intitulé L’entreprise, « objet d’intérêt collectif ». Ils estiment que « les systèmes comptables donnent une image infidèle de nos entreprises ». Embêtant, non ! Comment donc piloter un navire sans informations claires sur l’état de la mer ? Alors que nos milieux de vie s’effondrent, les conseils d’administration ne sont guère éclairés directement sur deux facteurs clés de la production : le renouvellement des écosystèmes et la menace climatique. Certes des « rajouts extrafinanciers » renseignent sur les données environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) mais sans un poids décisif dans les décisions. D’ailleurs, il n’est pratiqué aucun audit public des déclarations extrafinancières (alors que ce pourrait être dans les missions de l’ADEME ou de l’OFB). Si la Loi Pacte exige aussi des entreprises de rendre publics leurs bilans ESG, la question demeure : comment ces critères peuvent-il vraiment peser dans les choix des dirigeants ?

Aujourd’hui c’est la cacophonie. En matière de carbone et encore plus de biodiversité, les agences de notation, agences de conseil, organisations ad hoc distillent chacun des méthodes, des outils, des indicateurs toujours plus ou moins controversés. Ainsi les systèmes d’information des organisations et de leurs systèmes comptables sont parcellaires et incomplets, rarement le fruit de consensus multiacteurs. Or cerner l’effet des activités, appréhender les empreintes écologiques et carbonées, suppose des choix dans les critères ainsi que des hiérarchies. Ainsi la légitimité de ces cadres nécessite une élaboration collective.

Une alliance pour la transition comptable

C’est pourquoi TEK4life a pris l’initiative de lancer l’Alliance ComptaRegeneration2020 en décembre 2019. Organisée en sept collèges, celle-ci est conçue pour « travailler entre les mondes ». Le dialogue au sein de l’Alliance vise à expliciter les controverses les plus pertinentes autour de la mutation comptable en s’appuyant, en particulier, sur les avancées conceptuelles, techniques et pratiques produites par ses membres. Elle aborde des questions de fond : Quelles valeurs nouvelles à considérer dans un souci de résilience ? Quels référentiels choisir pour créer des systèmes d’information pertinents pour assurer le maintien des équilibres écologiques ? Comment revisiter la notion de performance pour l’enrichir de ses dimensions sociales et environnementales ?

Les transitions comptables ne deviendront des boussoles partagées que si elles inspirent communément confiance. Qu’elles soient issues du droit et des lois, des dialogues entre experts, de coopérations internationales, de la recherche et de ses travaux,…,  elles n’en demeurent pas moins des objets à dimension citoyenne et politique dont la légitimité tiendra aussi de la façon dont elles seront construites. La confiance commune ne saurait donc manquer à un tel objet d’intérêt général, fut-il technologique et complexe.

La préférence pour le long terme

L’enjeu pourrait être une affaire de survie économique pour les entreprises. Dans la mutation considérable qui s’annonce, de nombreux actifs à forte empreinte carbone risquent en effet de s’échouer (stranded assests). En tout cas les préférences des investisseurs vont se manifester maintenant que les Parlementaires européen ont voté la taxonomie verte. Celle-ci va obliger les grandes entreprises à faire un reporting sur les coûts induits par leurs émissions de gaz à effet de serre (non neutralité) mais aussi par les dégradations environnementales (sols, eau, biodiversité…).

Tous les secteurs (automobile, textile, chimie, bâtiment…) sont ainsi invités à revisiter leur conception de la performance pour intégrer dans leurs objectifs, l’économie en ressources, en énergie et la compatibilité de leurs activités avec les milieux de vie. Il s’agit d’adopter le régime de transition écologique qui prend en compte les limites planétaires (les 9 limites de l’Institut Rockström) et nos besoins (le plancher social). Kate Raworth a parfaitement décrit ce « donut des possibles» qui désormais conditionne nos activités. D’ailleurs,  la ville d’Amsterdam a développé un programme économique combinant ainsi progrès social et transition écologique.

« Il faut travailler le cœur de ce que nous sommes, c’est-à-dire le désir, propose Aurélien Barrau, astrophysicien et Signataire du Manifeste pour refonder le vivant, aux côtés de Cynthia Fleury, Patrick Viveret ou Dominique Bourg. Et de poursuivre : il faut donc décider collectivement que le suicide prédateur et arrogant n’est plus une posture désirable. Il va falloir être raisonnable, c’est-à-dire révolutionnaire ».

Encadré : L’ACR2020, un creuset où les acteurs se challengent

L’Alliance ComptaRegeneration2020 (ACR2020) regroupe près de 40 acteurs répartis en 7 collèges (ingénieurs du chiffre, académiques, entreprises non financières, entreprises financières, associations, syndicats et fondations, pouvoirs publics et générations futures). La composition est disponible ici.

Dans le collège des entreprises non financières on trouve les représentants de Veolia, Citeo, In Vivo, La Maïf, Danone. La Poste, Crédit Coopératif, La Maïf siègent au titre des grands groupes financiers, tandis que Grant Thornton et CERFrance interviennent au titre des architectes et ingénieurs de l’information comptable. Les autres participants sont des experts juristes, économistes, biologistes, philosophes, représentants du monde associatif, de l’économie sociale et solidaire et des pouvoirs publics (C3D, Finance Watch, le Mouves, Commissariat général au développement durable du MTES, Conseil général de la Gironde…).

L’Alliance se réunit tous les deux mois et mobilise à chaque séance trois ou quatre intervenants extérieurs. Elle envisage systématiquement en même temps : les représentations comptables ; les principes, règles et infrastructures comptables ; les outils comptables (indicateurs ; données ; plateformes, évaluations diverses,…) ; les acteurs directs et indirects et leurs dynamiques en lien avec la société.

Par Dorothée Browaeys, présidente de TEK4life, auteur de L’urgence du vivant, vers une nouvelle économie (F. Bourin, 2018)

TEK4life est l’organisateur d’événements débats autour des sujets du vivant, dont Germinations

Crédit photo portrait de Dorothée @Rencontres de Cannes

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