J’ai rencontré Julia – ok, j’ai écouté Julia – à l’occasion d’une conférence sur la mode (plus) durable, il y a plus d’un an. Et déjà, la certitude qui se dégageait d’elle était impressionnante. C’est le même effet qu’elle m’a fait lorsque je l’ai vue sur ce TEDx Talk de l’Université de Tours. Ce n’est pas une certitude de type arrogance, non, c’est une certitude de type évidence. Il est évident que le monde va dans le mur si les entreprises continuent de produire en quantité phénoménale et que nous continuons à acheter à ce rythme. Evident que la mode tue. L’industrie textile est emblématique de tous les excès de la société de consommation comme le rappelait Elisabeth Laville, UTOPIES, dans un récent article du Monde. Evident aussi qu’un certain nombre de personnes cherchent un autre type de rapport à leurs vêtements, et qu’une société comme Loom, en proposant des produits de bonne facture qui durent vraiment, et que l’on aurait pas besoin ni envie même de remplacer à tout bout de champs, a toute sa place. La mode est à l’envers, et c’est justement le nom du blog de Loom, sur lequel Julia et son équipe rappellent leurs convictions – nul doute que Julia le fera jusqu’à ce que sa vision, juste, devienne celle de la majorité des gens censés.
Ce TEDx, Julia a bien voulu le partager avec nous. Le voici, bonne lecture – ou bon visionnage si vous préférez, sur TEDx Talk. C’est parti :
La semaine dernière, il m’est arrivé quelque chose qui m’a beaucoup fait réfléchir.
C’était l’anniversaire d’une copine, dans un bar. Et je me suis retrouvée à table à côté d’un mec que je ne connaissais pas. On commence à discuter. et assez rapidement il me demande ce que je fais dans la vie. et je lui réponds :
“ Je suis cheffe d’entreprise. J’ai créé une marque de vêtements. ”
“Ah, quoi comme vêtements ?”
“En fait on fait des vêtements qui durent longtemps, pour que t’aies pas besoin d’en racheter tous les 4 matins.”
Et là le mec s’arrête. Il me regarde dans les yeux. Et il me dit
“Ba ça marchera jamais.”
….
“Ba si les gens n’ont pas besoin de racheter tes vêtements, au bout d’un moment, ton entreprise ne pourra plus grossir. Donc désolé mais je ne vois pas comment une boite comme la tienne peut réussir”
Pourquoi est-ce qu’il dit ça ?
SI je suis son raisonnement, la réussite pour mon entreprise, ce serait de vendre toujours plus de vêtements, quitte à vendre de la mauvaise qualité. En gros pour réussir, il faut grossir, quel qu’en soit le prix. Si par succès, on entend croissance infinie du chiffres d’affaire ou augmentation permanente du profit, alors il a raison. Mon entreprise n’est pas vraiment sur la route de la réussite.
Contrairement à d’autres entreprises du domaine textile, qui chaque année vendent plus : Zara, H&M, Primark, Levi’s, Nike… Mais leur croissance, leur “succès” à une conséquence : entre 2000 et 2014, la production mondiale de vêtements a été multipliée par 2.
Pourquoi pas hein? Au moins comme ça, tout le monde n’est pas habillé pareil, en jean bleu, basket blanches, t-shirt blanc.
Le problème, c’est que pour produire toujours plus de vêtements, on relâche des tonnes de CO2 dans l’atmosphère. Vous savez ce que ça représente l’industrie textile dans le total des émissions de gaz à effet de serre ? 8,1%. C’est presque autant que l’ensemble du transport routier de la planète. En sachant ça, est-ce qu’on peut continuer à produire toujours plus tout en luttant contre le réchauffement climatique ?
A priori, c’est pas incompatible. Il y a des entreprises qui plantent des arbres pour compenser le CO2 qu’elles rejettent dans l’atmosphère. Y en d’autres travaillent sur des “puits de carbone artificiels”, des d’énormes machines qui aspirent les gaz à effet de serre de l’atmosphère. Il parait même que quelqu’un a trouvé une solution pour dépolluer les océans du plastique. Bref, j’ai l’impression qu’il y a plein de solutions technologiques qui nous permettent de concilier la croissance des entreprises et la protection de l’environnement.
Mais alors pourquoi est-ce que le climat continue à se réchauffer ? Pourquoi les océans sont plus pollués chaque minute qui passe ? Pourquoi la biodiversité continue de s’effondrer à un rythme inquiétant ? Est-ce qu’elles sont suffisantes ces solutions ?
Pour essayer d’y voir plus clair, j’ai lu pas mal de livres et de rapport d’experts sur le sujet. Et le meilleur résumé de la situation, je l’ai trouvé dans une lettre que des chercheurs ont écrit suite aux marches pour le climat de mars 2019 :

Oui ok elles n’existent pas encore ces technologies. Mais y a quand même du monde qui bosse sur le sujet. Peut-être qu’on y arrivera non ? Il y a une probabilité qu’on les trouve ces solutions. Elle est de quoi ? 1%. Allez soyons optimistes, disons 10%. 10% de chance qu’on trouve une solution technologique à la crise écologique.
Est-ce qu’on prend le risque ?
Imaginez, vous arrivez avec toute votre famille devant un avion tout bringuebalant et le pilote vous dit qu’il a 10% de chances qu’il arrive entier à destination. Est-ce que vous monteriez dedans ? Même s’il y avait 50%, même 80% de chances que le trajet se passe bien, ni vous, ni moi, personne monte dedans avec sa famille
Non, on ne peut pas espérer que la technologie nous sauve des catastrophes écologiques.
La seule manière d’affronter le changement climatique c’est de produire et consommer moins. Quoi qu’on nous raconte, quelles que soient les découvertes hightech qu’on agite devant nos yeux, il y a une équation qui ne changera jamais : produire….. c’est polluer.
Il vaudra toujours mieux produire un t-shirt que 2, même si les deux sont en coton bio, même si on compense en plantant des arbres.
Il est temps de changer d’état d’esprit : on ne peut pas continuer à voir la croissance comme un signe de réussite de l’entreprise. C’est justement cette pensée qui nous a mis dans la situation actuelle d’urgence climatique.
La dernière fois que j’ai dit ça en public, quelqu’un m’a interpellé et m’a dit.
“Oui enfin vous dites ça, mais vous êtes bien contente qu’on achète vos pulls. Moi votre discours, j’ai surtout que l’impression que c’est une manière de vous différencier, de faire connaître votre marque et de vendre plus”
Avouez. C’est exactement ce que vous êtes en train de vous dire. Et je comprends votre méfiance. On a vu ça mille fois, des marques qui prétendent soutenir les luttes contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, la grossophobie… pour au final faire parler d’elles et vendre plus.
Aujourd’hui, il se passe la même chose avec l’écologie : dans la plupart des entreprises, on parle d’environnement pour augmenter les ventes. Et le paradoxe, c’est que plus les ventes augmentent, plus ça aggrave la crise écologique. Donc je comprends qu’un discours en faveur de la protection de l’environnement qui sorte de la bouche d’une cheffe d’entreprise, vous ayez envie de le prendre avec des pincettes. Y a jurisprudence.
En fait, une entreprise qui ne cherche pas la croissance à tout prix, on doute que ça existe. Pourquoi mon entreprise serait différente ?
Pour une raison simple : nous avons compris que la taille optimale d’une entreprise n’est pas la taille maximale. Devenir plus gros ne nous rendra ni plus efficace, ni plus heureux. Nous sommes actuellement 5 employés et on arrive largement à fabriquer et distribuer des vêtements de qualité, tout en étant rentables et heureux d’aller au boulot chaque matin. A quoi bon vendre 100 fois plus ? A quoi bon être 100 fois plus nombreux ?
La croissance d’une entreprise ne peut plus être le signe de sa réussite.

C’est à cause des entreprises, à cause de leur obsession pour la croissance qu’on traverse aujourd’hui une telle crise climatique. Pour autant, on a encore besoin des entreprises. Bien sûr, pour nous nourrir, nous habiller, nous chauffer. Mais aussi pour rendre nos téléphones plus réparables, pas pour leur ajouter un 3e appareil photo. Pour rendre nos voitures plus légères afin qu’elles consomment moins d’énergie, pas pour qu’elles soient toujours plus puissantes. Pour produire nos vêtements plus localement, pas pour fabriquer des vestes connectés (d’ailleurs quelqu’un a compris à quoi ça sert une veste connectée ?).
Ma conviction c’est qu’on a besoin d’un écosystème de pleins de petites et moyennes entreprises qui oeuvrent au bien collectif, et pas d’un monde dominé par une poignée de grosses boîtes qui ne pensent qu’à “doubler la concurrence”.
Une forêt, c’est pas un arbre avec un tronc de 3km de diametre qui aurait bouffé tous les autres, Une forêt c’est plein d’arbres de différentes espèces et différentes tailles.
Et des entreprises qui sont utiles et qui ne cherchent pas la croissance à tout prix, il y en a plein. Il y a mon fournisseur d’énergie Enercoop. Ou mon boulanger de quartier. Il y a aussi l’entreprise Bioseptyl qui fabrique ma brosse à dent. Où la maraîchere chez qui j’achète mes légumes. Il y a des millions de petites et moyennes entreprises qui marchent très bien sans rêver de conquérir le monde.
Mais ce n’est pas exactement le genre de boite que mon interlocuteur du bar, celui dont je vous parlais au début, a en tête quand il pense à une entreprise qui réussi.
Comment ça se fait ? Pourquoi est-ce que, malgré tous ces contre-exemples autour de lui, il pense que réussir c’est grossir ? Mettons-nous juste deux minutes dans sa peau. Vous êtes ce jeune homme ou un aspirant entrepreneur ou bien vous êtes déjà à la tête d’une boîte et vous ouvrez le journal. Vous voyez qu’on y célèbre les levées de fonds records, les introductions en bourses fracassantes. Vous lisez que le graal pour une entreprise c’est de devenir une licorne, c’est à dire de valoir 1 milliard d’euros. Et que pour récompenser cette “réussite”, un grand patron d’entreprise gagne en moyenne 84 fois le salaire d’une aide-soignante.
Regardez à présent du coté de la légion d’honneur : vous verrez qu’elle vient récompenser les dirigeants des entreprises françaises qui ont inondé le monde de leur produit, peu importe ce que ça coûte notre société. Comme ça a été le cas récemment avec le patron de Sanofi, l’entreprise pharmaceutique responsable du scandale de la Dépakine. C’est un médicament qui a engendré des troubles mentaux chez des dizaines de milliers enfants.
Rendez-vous maintenant dans une librairie, et demandez les biographies d’entrepreneurs qui se vendent le plus. Vous pourrez consulter des ouvrages à la gloire de ceux qui ont construit des empires comme Nike ou Apple. Vous verrez qu’on les présente comme des icônes et qu’on ne s’attarde pas vraiment sur ce qui a été sacrifié pour leur “succès”.
Est-ce que vous savez que dans les années 90, on a découvert que des enfants fabriquaient les baskets Nike ? Et est-ce que vous savez que les conditions de travail, dans les usines qui fabriquent les iphone, sont si insupportables qu’elles sont surnommées «les usines à suicide” ?
Dans l’imaginaire collectif, la grosse entreprise est glorifiée et ceux qui les ont montées, ceux qui les dirigent sont starifiés, érigés comme modèle au reste de la société. Leurs méthodes, leur parcours et les recette de leur “réussite” sont étudiés dans les écoles de commerce. Or l’histoire nous a montré que les volontés de conquêtes mondiales ou de croissance infinies sont mortifères pour l’humanité. C’est cette ambition, de grossir toujours plus, qui nous a conduit à coloniser, à piller, à réduire en esclavage et à exterminer.
Oui, les entreprises ont une énorme part de responsabilité dans l’accroissement des inégalités et dans la catastrophe climatique qu’on est en train de vivre. Elles ont aussi plus de pouvoir que quiconque pour freiner ce désastre. D’ailleurs, si elles ne s’y mettent pas, nous n’avons aucune chance.
Si on veut que le succès des entreprises ne se fasse plus au dépend des humains et de la planète, il faut changer la définition du succès. Et cela commence par changer ses représentation.
Imaginez que dans un gros hebdomadaire, on fasse une double page sur Pierre Schmidt, le patron d’une entreprise textile d’Alsace, célèbre pour ne pas avoir cédé aux sirènes de la délocalisation et pour avoir mis en place un système de traitement des eaux usées exemplaire.
Imaginez qu’en vous rendant dans votre librairie vous tombiez sur le livre de Thomas Huriez, qui a réussit à relocaliser toute une filière de fabrication de jean en France. Imaginez qu’en école de commerce, on se mette à étudier le modèle de la boulangerie en bas de chez moi, qui réussit la prouesse d’exister depuis une trentaine d’années en vendant à peu près toujours la même chose (des baguettes et des croissants) et dans les mêmes quantités. Imaginez ce que ça serait un monde où la réussite qu’on représente n’a plus rien à voir avec la croissance
J’ai une bonne nouvelle pour vous : les choses que je viens de vous décrire, elles sont déjà en train d’arriver. Oui, il y a un changement qui est en train d’opérer dans la manière dont on se représente le succès. Et il était temps.
Il est temps que la réussite ne soit plus celle de l’argent mais de l’impact positif.
Il est temps que les entreprises oeuvrent pour le bien collectif et non pour l’enrichissement de quelques-uns. Oui, elles seront moins grosses, mais c’est leur taille ou notre survie. Donc à choisir…
La définition de la réussite est en train de changer. Et j’espère qu’on ne va pas s’arrêter là. J’espère que l’année prochaine, quand je retournerai dans ce même bar, pour fêter encore l’anniversaire de mon amie, et qu’un mec que je ne connais pas me demandera ce que je fais. Et que je répondrai “Je fabrique des vêtements qui durent longtemps pour que les gens n’aient pas besoin d’en racheter tous les 4 matins”
j’espère que le mec s’arretera, me regardera dans les yeux et me dira :
“Ba ça marchera jamais.
Tout le monde le fait déjà”
Julia Faure, co fondatrice de Loom @quimaisjulia @loom_officiel