De la finance durable au capitalisme responsable, par Laurent Babikian, CDP Europe

Laurent Babikian, directeur des engagements investisseurs au CDP pour l’Europe, nous avait déjà fait l’honneur de partager avec nous sa vision pour un effet de levier vertueux des investisseurs auprès des entreprises. Aujourd’hui, il partage avec nous son aspiration pour un autre capitalisme. Il en appelle à un capitalisme responsable, qui ne génère pas les inégalités insoutenables qui s’accentuent. Il invite les économistes, et nous aussi, à repenser notre modèle économique bâti sur les certitudes et les paradigmes d’autrefois. Enfin, il ose espérer que la crise planétaire du coronavirus pourra engendrer des changements structurels profonds.

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Bonne lecture.

2.5 milliards d’êtres humains supplémentaires d’ici 2050 : c’est 10 milliards de personnes à nourrir avec des ressources naturelles aujourd’hui limitées. Ce constat inéluctable appelle avec urgence une réponse moderne et réfléchie.

Le développement et la finance durables y travaillent et ont pour objectif de rendre efficientes nos ressources. Cependant, la réflexion doit aller plus loin pour comprendre comment la “richesse des nations”  doit être répartie entre les citoyens. C’est là, le rôle du capitalisme responsable.

Pour réussir l’Accord de Paris, les 4 conditions suivantes doivent être à minima réunies :

  • Sortir définitivement de toute énergie issue du charbon.
  • Faire évoluer les opérateurs du gaz et du pétrole vers le renouvelable à l’image de la société Orsted qui, en dix ans, a su transformer son activité de production pétrolière en production d’énergies renouvelables.
  • Intégrer systématiquement l’ESG  dans les stratégies de développement tant des investisseurs en capital  que des prêteurs  et aligner leur portefeuille d’actions et de dettes  sur la  trajectoire de température de 1,5°C.
  • Accélérer la mise en place de nouveaux modèles de l’économie circulaire.

Parallèlement, afin de permettre aux milliers de milliards d’euros qui attendent déséspérement de financer la transition vers une économie bas carbone, il faut accélérer l’innovation  en appliquant le filtre ESG à tous les produits financiers déjà existants tels les swaps, les options, les swaptions, les “futures” et les produits structurés.

Cette adaptation permettra de créer la liquidité nécessaire aux différents acteurs du marché que sont les spéculateurs, les hedgers et les “market makers” et ainsi d’assurer une réallocation efficace des flux vers les actifs décarbonés.

Alors que ces actions participent à la réalisation de l’Accord de Paris, elles n’influent pas sur le partage de la richesse que nous créons.

Il n’y a plus un jour dans le monde sans que des manifestations populaires ne demandent une augmentation légitime du pouvoir d’achat.

La ferveur de la mondialisation s’est accompagnée du creusement des inégalités économiques. Aujourd’hui, près de la moitié de la richesse mondiale est détenue par 1% de la population et 7 personnes sur 10 vivent dans un pays où les inégalités se sont creusées ces 30 dernières années. Le Forum économique mondial a identifié ce déséquilibre comme un risque majeur pour les progrès humains. La concentration massive des ressources économiques entre les mains de toujours moins de personnes constitue une réelle menace pour les systèmes économiques et sociaux inclusifs.

Le nouveau fonds “Social Impact” que vient de lancer CPR AM est de ce point de vue très intéressant. En effet, il investit dans les entreprises internationales qui tendent à réduire les inégalités à leurs niveaux, évaluées au travers de dimensions telles que le bon fonctionnement du marché du travail, l’inclusion des femmes et minorités, la politique fiscalo-sociale, l’accès à la santé et l’éducation, l’accès aux services de base et le respect des droits fondamentaux.

Si les femmes et les hommes politiques ne s’attèlent pas rapidement à réduire ces inégalités, il ne sera alors pas surprenant de voir une animosité exacerbée se propager entre les citoyens. Cette configuration pourra entraîner une recrudescence des guerres conduisant à un désordre géopolitique et une insécurite mondiale majeure qui accentueraient, de fait, ces mêmes inégalités alors même que le rôle des gouvernements est de sécuriser et de protéger les citoyens.

Nous entendons souvent dire que le communisme n’a pas fonctionné mais, honnêtement, pouvons nous dire de façon raisonnable que le capitalisme libéral fonctionne ?

Nous entendons aussi souvent dire que le capitalisme libéral est le moins mauvais des sytèmes. Que dire dans ce cas, du système coopératif dont les illustrations telles que Dekra ou le groupe SOS sont des réussites flagrantes?

Il s’agit maintenant de repenser notre modèle économique bâti sur les certitudes et les paradigmes d’autrefois. Une solution alternative qui serait à mi-chemin entre le communisme et le capitalisme libéral ou bien complètement novatrice, devrait permettre un partage plus juste et équitable de la richesse créée.

Je pense que cette quête mérite l’attention toute particulière des prix Nobel d’économie encore en activité qui pourraient se réunir au sein d’un “club” sous l’égide de la France ou des Nations Unies et qui auraient pour mission de proposer un nouveau modèle adapté aux réalités actuelles que tout le monde attend.

Des ajustements importants destinés à rétablir certaines vérités économiques peuvent d’ores et déjà être envisagés.

La grande illusion: l’inflation

On voudrait nous faire croire qu’il n’y a aujourd’hui pas d’inflation. Dans ce cas, comment expliquer que 65% des ménages des pays de l’OCDE aient vu leur revenus réels (à la fois ceux du travail et du capital) stagner ou baisser entre 2005 et 2014 comme le démontre  l’excellente étude de McKinsey « Poorer than their parents ? Flat or falling incomes in advanced economies » réalisée en 2016 ? Cette génération serait la toute première à être plus pauvre que la précédente.

En vérité, le calcul de l’inflation (appelée HICP en Europe, Harmonised Index of Consumer Prices) est archaïque. Il intègre certes les nouvelles technologies (téléphone portable et autres forfaits internet) qui ont un impact baissier sur les prix des biens et services, mais il n’inclut pas en Europe un facteur essentiel qu’est le coût des loyers. Or, d’après le baromètre SeLoger, les loyers ont augmenté de 2,5%  en France et de 4,9 % à Paris en 2019, et parfois plus dans certaines capitales européennes. Afin de refléter la réalité du coût de la vie, la méthode de calcul de l’inflation doit évoluer et être harmonisée au niveau international pour permettre de vraies comparaisons entre les pays.

Nous vivons donc dans un monde où l’inflation n’est pas nulle. Elle est même estimée par certains économistes aux alentours de 3 à 5% dans les pays développés. Ainsi, de nombreuses décisions économiques sont basées sur une information erronée. Les cours boursiers en sont une parfaite illustration : si les bénéfices futurs des entreprises étaient actualisés en prenant en compte une inflation de 4% au lieu de 1%, les cours seraient inférieurs d’environ 20%.

En fait, tout se passe comme si nous avions un marché volontairement surévalué au service des performances boursières. Cette bulle de l’inflation, une parmi d’autres, éclatera le jour où l’inflation sera calculée correctement.

L’éternel mantra : le PIB

Le produit intérieur brut, appelé PIB, est le principal indicateur pour évaluer la croissance économique. Il est censé évaluer la production totale d’une nation en un an. Ainsi, plus une nation produit de biens et services, plus son PIB augmente et plus ses perspectives économiques sont bonnes. Cela conduit à certains paradoxes saisissants. Par exemple, plus un pays produit des médicaments, indicateur d’une  société malade, plus son PIB est élevé et meilleure est sa croissance économique.

Mais, la croissance se fait souvent aux dépens d’externalités telles que la dégradation des sols, la pollution de l’eau et d’autres dommages environnementaux et sociaux, dont les impacts sont préjudiciables à la société et difficilement quantifiables.

Par ailleurs, le PIB devrait intégrer des éléments qualitatifs tels que le bonheur, l’harmonie et la santé.

Depuis les années 1970, le Bhoutan utilise le concept de bonheur national brut (BNB) comme alternative au PIB. Plutôt que de se concentrer strictement sur des mesures économiques quantitatives, le BNB considère la bonne gouvernance, le développement durable, la préservation et la promotion de la culture et la préservation de l’environnement comme les quatre piliers de toute loi votée par le parlement.

Au XXI siècle, Il est grand temps de changer la façon de calculer le PIB en prenant en compte les externalités liées à la production et les éléments qualitatifs mesurant la santé mentale d’une société afin d’avoir une vision holistique de la croissance. 

L’effet Carlos: les salaires et les bonus

La loi devrait prévoir un écart maximal entre les salaires les plus bas et celui du CEO. D’autant plus que très souvent, lorsque les CEOs sont remerciés (donc sanctionnés par le conseil d’administration), leur départ s’accompagne d’une rémunération complémentaire pompeusement appelée « parachute doré » alors que cette prime d’éjection devrait déjà être intégrée dans leur salaire astronomique.

Par ailleurs, les bonus versés aux investisseurs et aux traders devraient récompenser leurs performances financières sur le long terme afin d’éviter les décisions spéculatives de court terme. Les traders gagnent beaucoup d’argent lorsqu’ils rapportent des profits mais ne sont pas pénalisés lorsqu’ils font des pertes . Pourtant, quand les banques vont mal, c’est par l’argent des citoyens qu’elles sont secourues. Quel cynisme!

Ce n’est certainement pas ce tropisme du court terme qui permettra aux entreprises d’engager des actions stratégiques pour créer de la valeur sur le long terme qui leur permettraient de s’aligner sur l’Accord de Paris et les ODD.

Wall Street : les actions

Il serait bon d’inscrire également dans la loi un objectif d’actionnariat salarié de 20% par exemple, à l’instar du Groupe Bouygues en France où les salariés détiennent 22% du capital de l’entreprise. Cette idée chère au Général de Gaulle doit, en théorie, motiver et fidéliser les employés.

Aime ton prochain: les trusts et les paradis fiscaux…

Invention anglaise ingénieuse du moyen age, le trust est un jeu d’écriture dont les montants échappent à toute publication de comptes. Aussi, étant souvent enregistrés dans les paradis fiscaux du Commonwealth, les trusts échappent à l’impôt. Un trust permet donc à quiconque d’évaporer un patrimoine. En 2015, Gabriel Zucman de l’université de Berkeley évaluait à quelques 8000 milliards d’euros les sommes logées dans les paradis fiscaux, soit près de 11,6% du PIB mondial de l’époque. Etant donné le caractère opaque de ces données, nous pouvons raisonnablement supputer qu’elles sont en réalité bien supérieures. Toutes ces sommes permettraient, si elles étaient déclarées, de réduire significativement les déficits publics dans le monde.

Il faut donc non seulement contraindre les trusts à produire des comptes annuels audités, mais aussi procéder à une harmonisation fiscale internationale afin de lutter contre cette évasion indécente.

Ce sont les plus riches qui s’évadent pour faire encore plus d’argent alors qu’ils en ont marginalement le moins besoin. Le capitalisme libéral est égoïste et n’ose pas le partage.

Touche pas au grisby : la création monétaire

Dans l’absolu, le taux des réserves obligatoires devrait augmenter afin de limiter l’effet exponentiel de la création monétaire et d’éviter toute deconnexion avec l’économie réelle.

En créant la monnaie, les banques centrales influent sur le financement de l’économie. Le “Green supporting factor” pourrait favoriser les prêts destinés à financer la transition en demandant moins de réserves obligatoires aux banques qui les octroient, alors que le “Brown penalizing factor” aurait l’effet inverse pour les financements d’activités très carbonées. Le problème auquel sont confrontées les banques centrales est que nous n’avons pas encore de données fiables relatives au taux de faillite des entreprises « vertes » par rapport aux entreprises fortement émettrices de carbone. Est-il supérieur? Est-il inférieur?

Robin des bois : la taxe Tobin

A l’origine prévue pour limiter la volatilité des taux de change, la taxe Tobin consisterait à payer un impôt infinitésimal sur les flux financiers internationaux dont le montant pourrait être reversé pour réduire, notamment, les inégalités entre le nord et le sud. En 2012, la France a instauré une Taxe sur les Transactions Financières (TTF) qui est aujourd’hui de 0,3% sur les achats d’actions. Cette taxe a rapporté 1,6 milliard d’euros au Trésor en 2018. Si cette taxe était généralisée à tous les instruments financiers dans le monde entier, nous pouvons imaginer les montants qu’elle permettrait de lever.

Les nouveaux comptes

La plupart des informations figurant dans les bilans et les comptes de résultat des entreprises sont liées à une valeur financière qui peut être amortie ou provisionnée. Aujourd’hui, le passif ne reflète que le capital financier d’une société, qui représente le montant d’argent que les actionnaires mettent à sa disposition pour réaliser un bénéfice futur.

Il serait salvateur de considérer également le capital humain et le capital naturel au passif du bilan des entreprises. La comptabilité environnementale a pour objectif de sauvegarder ces deux capitaux. L’entreprise existe et utilise un écosystème pour créer de la valeur. Cependant, cet écosystème ne doit pas être dégradé, quel que soit l’usage que l’entreprise en fait. Il en va de même pour le capital humain. L’entreprise doit respecter l’intégrité physique et mentale de ses collaborateurs.

Une phase pilote intéressante est en cours en France utilisant la méthodologie CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement). Les premiers résultats sont attendus au deuxième trimestre 2020.

Mon propos n’est bien évidemment pas de remettre en cause la notion même de propriété privée, ni la liberté d’entreprendre qui sont fondamentales à la création de richesse, mais bien de responsabiliser le capitalisme en le contrôlant davantage quand il est trop libéral et éviter ainsi ses dérives systémiques et cycliques qui ne profitent qu’au plus petit nombre.

La crise planétaire du coronavirus vient nous rappeler, dans la douleur, les limites de la globalisation à outrance et va, je le pense, engendrer des changements structurels profonds liés aux chaînes d’approvisionnement et à nos méthodes de travail.

A mon sens, les femmes et les hommes politiques qui auront le courage de transformer le capitalisme libéral en y intégrant plus de conscience, de valeurs morales et de  partage marqueront, à n’en point douter, l’histoire de notre XXI siècle.

Laurent Babikian, Director Investor Engagement Europe, CDP Europe 

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