L’entreprise au XXIe siècle : force de contribution ou prédation ? par Geneviève Ferone, Présidente-Fondatrice d’ARESE

Actualité : Geneviève Ferone, via le cabinet de conseil Prophil, vient de publier, avec SparkNews et en partenariat avec les Echos, une étude intitulée « nouveaux modèles de performance : étude sur l’entreprise contributive auprès du SBF120″. A consulter ici.

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Bref rappel des épisodes précédents

Les sociétés européennes se sont engagées dès la fin du XVIIIe siècle dans une mutation économique sans précédent, aboutissant à une croissance continue jusqu’à ce jour. Les excès d’un mode de production à la fois prédateur de ressources humaines et naturelles et, dont la finalité est de rémunérer principalement les actionnaires, sont rapidement constatés et dénoncés.

Des forces de rappel et des contre modèles émergent dès le XIXe siècle pour pallier ces dérives :  le paternalisme industriel, en ouvrant dispensaires et logements ouvriers, conjugue des idées progressistes avec un calcul d’efficacité ; les sociétés de bienfaisance se focalisent sur les enjeux de santé et d’enseignement et influencent le patronat ; les premières structures d’économie sociale se développent, telles que les mutuelles et les coopératives, créant un nouveau modèle d’entreprise encadrant la lucrativité. L’Etat Providence qui prend son essor en Europe régit des pans entiers des missions d’intérêt général.

Les limites de la RSE : où est passée la confiance ?

Malgré ses garde-fous, amortisseurs, structures hybrides, et autres engagements relatifs au développement durable, lesquels ont fleuri, souvent en trompe l’œil, dans les années 2000, la question de la responsabilité des entreprises, mais aussi de leur rôle politique, demeure toujours pleine et entière.

En effet, toutes les entreprises ont intégré plus ou moins bien les rudiments de la responsabilité sociale (RSE). La fonction a trouvé sa place dans les organigrammes, (mais beaucoup plus souvent associée à la communication qu’à la stratégie ou qu’aux opérations). La plasticité du capitalisme a parfaitement assimilé ces nouveaux codes de la RSE pour mieux la vider de sa substance et la maintenir en marge des fonctions régaliennes, de la production, des comités de direction et des conseils d’administrations, où sont discutés les véritables arbitrages de création et de partage de la valeur.

Les dirigeants opèrent quelques changements marginaux, sous la contrainte juridique et réputationnelle, mais sans rien véritablement changer au modèle économique et de gouvernance.  Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le fossé continue de se creuser entre l’entreprise et la société. Alors que la RSE aurait pu constituer un formidable pacte de confiance alignant l’actionnaire, les dirigeants et les autres parties prenantes autour de valeurs communes, c’est la défiance qui prédomine, amenant le législateur à intervenir en multipliant les obligations de conformité (devoir de vigilance, reporting ESG, …), loin, très loin d’une volonté de co construction et de partage de la valeur. La RSE reste donc intrinsèquement fragile et discrétionnaire, plombée par les devoirs de conformité qui la transforme en des figures imposées bureaucratiques. D’une façon générale, la compliance a remplacé la confiance, au moment où nous entrons dans une zone de turbulence extrême de notre histoire.

 

Gouvernance et mission de l’entreprise.

De toute évidence, face aux enjeux auxquels l’humanité et la planète sont confrontées, l’entreprise est un levier de transformation considérable à condition de se poser clairement la question de sa gouvernance et de sa mission. Cette impasse profonde de la relation de l’entreprise et de la société peut se lire sous deux angles. L’activité des grandes entreprises mondialisées impactent des populations et des chaines de valeur à l’échelle planétaire et de telles entreprises demeurent des acteurs privés dont les choix stratégiques échappent à toute forme de contrôle démocratique. Inversement, si une entreprise s’engage dans une politique de responsabilité sociale et environnementale qualifiée de « contributive », rien ne permet en l’état actuel du droit, de la protéger si les actionnaires décident de ne plus suivre. Dépourvue de tout fondement juridique, comment une telle politique, même fortement incarnée et appropriée, pourrait-elle résister à un changement de culture actionnariale ou managériale ? Compte tenu de la relation asymétrique entre l’actionnaire et les autres parties prenantes, à quel titre ces dernières pourraient-elles rendre opposables des engagements souscrits au titre de la RSE ?

 

 

Remettre l’actionnaire au service d’une mission

Le concept de RSE, au sens institutionnel, n’est plus en phase avec les transformations rapides du monde et les enjeux complexes du développement durable qui nous conduisent à un changement complet de paradigme dans nos modes de production et de consommation.  Le terme de responsabilité revêt plutôt un sens philosophique et moral de responsabilité prospective et collective. Il s’agit moins de préserver sa réputation que de s’engager dans un processus de transformation et de contribution profond et irréversible au cœur duquel se trouve la quête de sens et d’utilité sociale. Le mouvement est déjà perceptible dans les entreprises à taille humaine, les entreprises familiales où l’actionnaire peut-être plus facilement identifié et mobilisé.

Certaines de ces entreprises, par exemple aux Etats-Unis, ont choisi de s’enregistrer sous des statuts hybrides, Benefit Corporation, Public Benefit Corporation, Social Purpose Corporation, conjuguant rentabilité et contribution au bien commun à travers une mission librement choisie. Les actionnaires stipulent ainsi dans leurs statuts une mission sociale, environnementale, scientifique ou culturelle qu’ils assignent à leur société en plus de l’objectif de profit. La société (entreprise) est ainsi engagée, au-delà du renouvellement de ses actionnaires, à poursuivre la mission et à donner les moyens de la faire vivre collectivement avec les autres parties prenantes.

De telles entreprises pionnières existent bel et bien et introduisent une dimension politique au débat. Ces entreprises à mission, sans chercher à responsabiliser les entreprises ou à représenter les parties prenantes dans les instances de gouvernance « à la verticale », inversent la logique et investissent le champ politique en inventant une nouvelle forme de contrôle démocratique.  Elles déterminent les communautés et les missions qu’elles souhaitent servir et s’y engagent dans leurs statuts. Même si l’asymétrie demeure entre les actionnaires et les autres parties prenantes, celles-ci ont néanmoins la possibilité d’interpeller légalement l’entreprise si les engagements ne sont pas tenus. A côté ou parfois à la place d’un Etat défaillant ou qui reflue, comme c’est le cas aux Etats-Unis, certaines de ces entreprises investissent le champ politique, qu’elles choisissent de le revendiquer ou pas, notamment dans les domaines de la santé (Plum’s), de l’éducation (Alt School), de la recherche (D-Orbit), de la presse (Radio Public), de la biodiversité et climat (Patagonia), des conditions de travail des sous traitants et l’accueil des migrants (Cotopaxi) etc.

 

Le passage à l’échelle ou comment sortir du cercle des convaincus ?

 

Oui, l’entreprise peut être un lieu porteur de sens, qui crée et distribue de la richesse, en répondant aux grands enjeux contemporains, sans renoncer à l’impératif de rentabilité.  Toutes les entreprises sont-elles concernées au-delà d’un cercle étroit de pionniers ? Est-il possible par exemple possible de transformer nos fleurons industriels et autres GAFA en entreprises à mission, contribuant pleinement au bien commun ? Tout l’enjeu réside dans ce passage à l’échelle, sans lequel il n’y aura pas de réel effet de levier pour transformer nos modèles économiques et nos sociétés.

 

Bienvenue dans un monde complexe aux multiples interactions où la logique de court terme est imposée au nom de l’intérêt suprême d’un actionnaire invisible et volatile. Non pas l’actionnaire en tant que tel, mais la représentation du rôle de l’actionnaire forgée par ceux qui agissent en son nom, les dirigeants et les investisseurs. En paraphrasant une formule célèbre : l’actionnaire, quel numéro de téléphone ? Il s’agit d’un l’actionnariat dilué fragmenté, souvent représenté par de grands fonds d’investissement.

A titre d’illustration, en l’espace de quelques années, les fonds américains BlackRock, Vanguard et StateStreet ont bouleversé le marché de l’investissement, et règnent désormais en maîtres sur la Bourse américaine. Ces trois géants captent désormais l’essentiel de l’épargne des ménages américains qui confient leurs économies à ces institutions, dont les équipes choisissent elles-mêmes les actions les plus prometteuses en faisant miroiter des rendements élevés, prenant au passage de copieux frais de gestion.

Si ces fonds ne sont pas techniquement propriétaires des actions qu’ils achètent, ce sont eux qui votent en assemblée générale et sont potentiellement les interlocuteurs des états-majors des entreprises. Difficile d’imaginer ces fonds à la pointe d’une réflexion sur l’entreprise comme un lieu de création d’un commun, contribuant à la création et au partage équilibrée de valeur sur le long terme.

Il est temps de se poser la question de à qui appartient l’entreprise. Le droit français, dans son article 1833 du code civil, ne reconnait que la société, dont la finalité est de servir les intérêts de ses associés. L’entreprise n’est pas reconnue comme une collectivité rassemblant des parties prenantes dont la cohésion permettrait de concourir à un objectif commun. Il est possible de définir de manière complexe l’objet social de l’entreprise – le droit ne s’y oppose pas – en affichant dans les statuts la pluralité de ses objectifs. Au-delà d’un possible toilettage de cet article du code civil, la question de la propriété de l’entreprise est donc absolument cruciale. L’entreprise appartient-elle aux seuls apporteurs de capitaux ou ceux qui apportent leur force de travail, leurs idées, ses clients, écosystème territorial ont-ils aussi leur place ? C’est le débat qu’il faut ouvrir. Un débat que Marx avait anticipé.

Présidente-Fondatrice d’ARESE, première agence française de notation sociale et environnementale sur les entreprises cotée ; Cofondatrice et Présidente de Casabee ; Associée de Prophil et Co-responsable scientifique du Master spécialisé en écologie industrielle de CentraleSupelec

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