La question de la responsabilité de l’entreprise dans la Société n’ est évidemment pas une question nouvelle et, dans le rapport qui avait été remis à Ségolène Royal en 2015 sous le titre l’économie du Nouveau Monde, des développements importants avaient été consacrés à ce sujet et à ses dimensions internes et externes.
Cette responsabilité a pourtant été durant longtemps très largement limitée à de la communication plus ou moins convaincante. Le greenwashing a tenu lieu de politique dévalorisant d’autant les actions vertueuses de ceux qui avaient décidé, à l’instar des principaux acteurs du Mouvement des Entreprises de la Nouvelle Economie , mais aussi des entreprises membres d’ associations comme Entrepreneurs d’Avenir ou Entreprise et Humanisme pour ne citer que quelques mouvements, de s’engager réellement dans la voie d’une entreprise à mission.
L’évolution très rapide du monde impose de changer de braquet car cet enjeu est en réalité central. En effet, de la capacité ou non des entreprises à changer de logiciel dépend pour une large part notre avenir collectif. Ce changement de logiciel est en tout premier lieu une question de rationalité et d’intérêt pour les entreprises.
Les défis d’origine écologique qui sont en réalité aujourd’hui devenus aussi des défis économiques et financiers et tout simplement des défis pour la pérennité de l’humanité elle-même excluent que l’entreprise puisse se situer à l’extérieur du sujet.
Indépendamment de la question éthique dont nous savons hélas qu’elle n’est pas nécessairement majeure, les coûts susceptibles d’être générés par le risque carbone, le risque sanitaire lié à des produits toxiques et ce que l’on peut appeler aujourd’hui le risque biodiversité peuvent se révéler considérables et de nature à impacter la continuité même de l’entreprise. S’y ajoutent désormais le risque financier lié notamment à une dévalorisation rapide d’actifs impactés par le dérèglement climatique, différents rapports internationaux ayant mis en lumière un risque de crash financier portant sur des actifs d’un montant 12 fois supérieur à ceux qui ont été à l’origine de la crise des subprimes en 2008. Dès lors, l’intérêt de l’entreprise devient celui de contribuer autant que possible à la réduction des défis planétaires, même si plus que jamais « les passagers clandestins » qui profitent des efforts faits par les autres sont légion.
Cet intérêt se double d’un avantage tiré des nouvelles activités économiques que la transformation du monde implique. En effet, qu’il s’agisse des entreprises de « l’économie verte » pour toutes celles qui s’orientent sur les marchés de la nouvelle économie ou de celles qui exercent dans des domaines plus conventionnels de l’économie mais qui doivent résoudre les problèmes de rareté de matières premières, de coûts de l’énergie et de coûts externes, une nouvelle manière de faire de l’entreprise s’impose. Cette évolution ne peut être que globale et, une cohérence d’ensemble est obligatoire. Orientée et justifié par le long terme, cette stratégie est bien entendu en opposition frontale avec une gestion court-termiste. Or, celle-ci est le propre de la financiarisation extrême de l’économie et de la transformation des managers en » super actionnaires.
Il existe donc une incompatibilité entre la place actuelle de la finance dans le monde et les enjeux qui vient d’être rappelés, sans oublier d’ évoquer les problèmes éthiques et politiques croissants.
L’amplification des inégalités, la paupérisation d’une large partie des sociétés industrialisées et des salaires qui se comptent en millions pour quelques happy few suscitent des réactions populistes en augmentation qui, à terme, mettent en péril la stabilité des pays et les entreprises elles-mêmes.
Même si certains pensent trouver dans l’intelligence artificielle et la robotisation la réponse aux réactions de plus en plus violentes des laissés-pour-compte de la mondialisation, il s’agit là d’une vision à la fois immorale et suicidaire. Les réseaux sociaux excluent définitivement que les questions sociales puissent être considérées comme négligeables et la montée des violences est alors inévitable. Le court-termisme, qui est l’antithèse de la responsabilité et de la durabilité a fait perdre tout sens, autre celui de la matérialité immédiate, à l’activité même d’entreprendre. C’est sans doute la raison pour laquelle le capitalisme familial retrouve une envergure et une place qui s’étaient estompées ; plus largement le concept de capitalisme responsable fait son entrée dans l’univers économique pour tenter précisément de retrouver une finalité à l’activité économique dont certes la rentabilité doit est acquise mais dont le sens a largement été perdu. Dès lors, autoriser les entreprises à transformer leur objet social pour précisément y adjoindre un sens constitue une étape importante, à condition qu’elle ne reste pas symbolique, dans la transformation de notre modèle économique.
Cette transformation inclut les relations de l’entreprise avec son voisinage, le terme étant utilisé dans le sens le plus large. En effet, l’immixtion des parties prenantes dans la réflexion de l’entreprise et son importance dans la RSE change la donne même si elle ne transforme pas les rapports de force. Toutefois, de nouveaux jeux d’acteurs peuvent se mettre en place en particulier avec la pression des consommateurs lorsque la santé peut être mise en cause , celle des riverains lorsque des questions de pollution peuvent être soulevées à proximité d’établissements, celle des O.N.G. lorsque des principes fondateurs semblent ou sont méconnus. Le risque d’image, indépendamment même du risque juridique, voire judiciaire est alors suffisamment important pour que, par raison, l’entreprise fasse évoluer sa stratégie. Le rôle de plus en plus prégnant de la société civile est un facteur considérable de changement de la stratégie entrepreneuriale. À cet égard, les discussions qui peuvent avoir lieu à l’échelle internationale entre entreprises et O.N.G. témoignent d’une profonde évolution et de la conscience que chaque partie peut avoir de la nécessité de comprendre la psychologie de l’autre pour trouver les solutions les plus efficaces et les plus rapides.
Enfin, le caractère contributif joue également à l’intérieur de l’entreprise : pour ceux qui n’auraient pas été convaincus de l’importance du sens pour les jeunes générations, et de la nécessité d’une entreprise pour attirer les meilleurs talents et les garder, de s’inscrire dans cette logique, il suffit de prendre connaissance des engagements d’élèves de grandes écoles de refuser de travailler pour des entreprises polluantes.
En définitive, dans ce domaine comme dans bien d’autres, le monde est à une charnière. Dans le meilleur des cas, nous sommes au pied du mur , dans le plus mauvais à l’extrême bord de la falaise. Une révolution dans notre modèle économique s’impose. Elle ne peut se faire avec des entreprises dont le seul instrument de mesure est la rentabilité trimestrielle pour ses actionnaires et qui ne se projettent pas à moyen et à long terme. De deux choses l’une :
- Ou bien le changement de modèle entrepreneurial s’impose et que dans ce cas, nos sociétés ont une chance de pouvoir se transformer et aller vers des relations sociales pacifiées, des responsabilités assumées et une véritable capacité collective à faire face .
- Ou bien, les modèles actuels perdurent, la financiarisation de l’économie se poursuit, les inégalités s’accroissent, l’incapacité de répondre aux défis se renforce et dans ce cas, Greta Thunberg a raison de refuser d’aller à l’école : nos enfants n’ont pas d’avenir.
Corinne Lepage est une avocate et une femme politique française engagée dans la protection de l’environnement. Ministre de l’Environnement de 1995 à 1997, elle est maître de conférences et professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (à la chaire de développement durable) ainsi qu’aux universités Paris II, Paris-XII et de Saint-Quentin-en-Yvelines.
Crédit photo Corinne Lepage : Bruno Klein