Une entreprise contributive passe par une économie inclusive, par Emmanuel Faber, Danone

Il y a 10 ans. Je suis avec Muhammad Yunus, à l’occasion du lancement de notre social business : produire localement un yaourt hyper-fortifié.

En visite dans un village, nous expliquons le projet à un groupe de femmes, et répondons à leurs questions. La première se lève. “Bonjour. Je m’appelle Yamina. Je fais mon yaourt moi-même avec le lait que me fournit ma voisine. En échange, je garde ses enfants, pendant qu’elle travaille aux champs. Si j’achète votre yaourt, ce sera peut-être bon pour mes enfants, mais comment ma voisine fera-t-elle pour s’occuper des siens ? Alors, merci mais je n’achèterai pas votre yaourt.”

C’est sans doute la question la plus difficile à laquelle j’ai été confronté, en tant que patron d’une entreprise qui depuis près de cinquante ans, poursuit un double projet, économique et social.

Je n’ai jamais non plus reçu de leçon plus évidente de ce qu’est oikos nomia.

Yamina vivait l’économie et le marché pas seulement comme une transaction mais fondamentalement comme une relation au sein de sa communauté. Dans sa conception-même, son économie était inclusive. La main de Yamina était bien visible, très concrète pour sa voisine, et elle ne comptait pas sur une “main invisible” chimérique pour s’en occuper. Prétendre qu’il y en a une, et autoriser ainsi chacun de nous à maximiser nos gains personnels ou business, a extrait de nos inconscients l’irrésistible énergie de l’accumulation individuelle des richesses, et en a fait le seul, tout puissant, référent des comportements économiques.

Mais si nous voulons que ce monde vive en paix, que l’économie ait un sens et que les entreprises soient résilientes, nous avons besoin que beaucoup de gens comme Yamina réalisent les conséquences de leurs décisions économiques et d’investissement sur leurs voisins et leurs écosystèmes, sociaux ou naturels.

Et si avec 1 dollar par jour, Yamina peut voter par ses choix économiques pour le genre de village dans lequel elle veut vivre, qui ne le peut pas ?

Tous, nous pouvons voter pour le monde dans lequel nous souhaitons vivre.

Est-ce à ce point irréaliste ? Pensez-vous vraiment que nous ne puissions pas changer le système ? Mais il n’y a pas de système ! « Nous » sommes le système, « nous », entreprises, chefs d’entreprise et dirigeants politiques. « Nous » devons changer.

Et d’ailleurs, les fondamentaux de la véritable économie de marché sont toujours là. Mais contrairement à Yamina, nous feignons de ne pas les voir. Ses bases juridiques prévalent encore aujourd’hui dans la plupart des pays de l’OCDE et au-delà. En affaires, vous gagnez ou perdez un procès sur la base de notions telles que l’équité du prix, le dol (ou tromperie), la bonne foi. Et d’ailleurs les attestations d’équité se multiplient pour se prévaloir de ces risques.

Soyons donc lucides. Nous violons l’esprit de ces principes fondamentaux de l’économie de marché tous les jours. Chacune de ces pratiques courantes qui les transgressent, érode les fondations des institutions qui ont permis au capitalisme de se développer. La prédiction de Schumpeter était malheureusement peut-être bien exacte.

Et sans équité ni bonne foi, il nous sera impossible de créer une économie capable de relever les défis collectifs de nos sociétés aujourd’hui : inégalités, santé, migrations, climat.

Au moment où nous prenons conscience des limites environnementales de nos comportements, ainsi que du bouleversement à venir de la digitalisation sur l’emploi et les droits des travailleurs, l’économie de marché devrait se focaliser sur les flux de capitaux plutôt que sur leur accumulation, l’usage effectif et efficace des ressources, et non pas leur possession, son utilité et sa fonctionnalité plutôt que sa comptabilité en PNB ou en GAAP(1).

En tous cas, chez Danone, chaque fois que nous innovons dans ces directions, se révèle combien notre système comptable et financier est aveugle aux immenses externalités positives et négatives qui sont autant de sources de valeurs pour financer une croissance radicalement plus inclusive, multidimensionnelle et résiliente.

Le service non monétaire rendu par Yamina aux enfants de sa voisine a une incroyable valeur économique mais ne rentre nullement dans le PNB de son pays.

Si nous voulons que le multilatéralisme et le commerce continuent d’exister et de se développer, si nous voulons une paix et une liberté durables, le but de la mondialisation ne peut être autre chose que la justice sociale. La performance économique sans progrès social n’est que barbarie. Le progrès social sans performance économique n’est qu’utopie. Par conséquent, le but final de l’économie de marché ne peut être que la justice sociale.

A nous, dirigeants, revient la responsabilité d’adapter la façon dont nos entreprises opèrent, la façon dont nos marques interagissent avec leurs communautés. Cela génèrera beaucoup de risques et autant d‘opportunités. Nos modèles économiques, nos organisations d’entreprises pourraient – et vont – être transformés.

Et le modèle take all and give back (“je prends tout et je rends à la société”) est obsolète. Trop lent, trop concentré. Toute une autre génération est en train d’innover pour trouver des solutions alternatives, hybrides, fondées sur le marché, générant plus d’inclusion, dans la conception même de leurs business modèles.

La notion de croissance inclusive est au cœur de la perspective d’une économie de marché véritable, équitable, en faveur de la justice sociale.

C’est vers ces horizons que nous, les dirigeants d’aujourd’hui, devront aider à aller.

Le rapport 2017 de l’OCDE sur les inégalités montre leur progression dans le monde entier. Si vous n’avez pas le loisir de le lire, ouvrez votre porte, et marchez dans n’importe quelle grande ville. Vous ne pouvez pas passer à côté. La concentration des richesses est une bombe à retardement.

Les ODD (Objectifs de Développement Durable de l’ONU) à horizon 2030, créent un cadre pour écrire un futur plus désirable, à commencer par la création d’un nouveau narratif pour l’économie et la croissance inclusives.

J’ai l’espoir et l’intention que la plateforme Business for Inclusive Growth (B4IG), lancée avec l’OCDE en novembre dernier au Forum de Paris pour la Paix, permette de travailler avec les entreprises, les gouvernements, les syndicats, les scientifiques et la société civile prêts à remettre en cause les vieux paradigmes pour générer des contributions disruptives à un nouveau narratif pour une croissance inclusive et des expériences innovantes et concrètes pour démontrer sa viabilité à terme.

Dans un avenir très proche, la présidence française du G7 pour le Sommet qui se tiendra en août prochain à Biarritz a choisi comme thème « Lutter contre les inégalités ». De nombreux chefs d’entreprise, qui dirigent des multinationales parmi les leaders dans leurs secteurs, sont prêts à saisir cette opportunité, en collaborant avec les gouvernements des pays de l’OCDE et du G7, pour rejoindre la coalition Business for Inclusive Growth (B4IG). Avec cette coalition sera annoncée au sommet du G7 la création d’un incubateur, véritable laboratoire de la micro-économie inclusive de demain, géré par des entreprises de la coalition et co-financé par des fonds publics et privés. Ces projets de modèles économiques innovants, basés sur la croissance inclusive, pourraient par la suite être financés par un pool de financement du G7.

Je pense que cette initiative peut changer la donne si elle contribue à instaurer un dialogue authentique et constructif au plus haut niveau entre les PDG, l’OIT et les Nations Unies sur des sujets difficiles à appréhender en matière d’inclusion sociale.

Parce qu’il n’y a pas beaucoup d’alternatives, qu’il ne reste plus beaucoup de temps, nous devrions donner le meilleur de nous-mêmes à ces opportunités en travaillant d’arrache-pied au cours des prochaines semaines.

Emmanuel Faber

Chairman & CEO Danone, Danone

(1) Les normes US GAAP (United States Generally Accepted Accounting Principles) sont les règles comptables en vigueur aux États-Unis, applicables aux entreprises cotées aux États-Unis.

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